Une subite lassitude s'était emparée de Catherine. Elle se sentait la tête lourde. Se retrouvant dans l'escalier du donjon, elle suivit la maigre silhouette du page réapparu, sans trop savoir comment. Tomas marchait devant elle sans faire le moindre bruit, sans dire le moindre mot. Elle avait l'impression d'accompagner un fantôme. Parvenu devant une porte basse, en cyprès peint et sculpté, il poussa le battant, s'écarta du passage de la jeune femme.
— Voilà ! dit-il seulement.
Elle n'entra pas tout de suite, s'arrêta devant le jeune garçon.
— Revenez me prévenir lorsque... tout sera fini ! demanda-t-elle avec un sourire.
Mais le regard de Tomas demeura de glace.
— Non ! dit-il durement, je ne remonterai pas chez le Maure. C'est l'antre du démon et sa médecine est sacrilège ! L'Église interdit de faire couler le sang !
— Votre maître, cependant, ne s'y oppose pas !
— Mon maître ?
Les lèvres pâles du jeune Torquemada s'arquèrent en une intraduisible expression de dédain.
— Je n'ai d'autre maître que Dieu ! Bientôt, je pourrai le servir !
Grâces lui soient rendues ! J'oublierai cette demeure de Satan !
Agacée par le ton solennel et l'orgueil fanatique, assez ridicules chez un garçon aussi jeune, Catherine allait sans doute le rappeler à plus de respect envers don Alonso quand, brusquement, son regard s'évada de Tomas, alla chercher, dans la galerie, une silhouette qui s'avançait lentement, celle d'un moine en robe noire. Il était de haute taille. La cordelière de son vêtement serrait un corps osseux et ses cheveux gris étaient taillés en couronne rase, délimitant une large tonsure. Ce moine, à première vue, n'avait rien d'extraordinaire, si ce n'était peut-
être un bandeau noir posé sur l'un de ses yeux. C'était un moine comme les autres, mais, à mesure qu'il avançait, Catherine sentait son sang se glacer dans ses veines, tandis que, dans sa tête, les idées se mettaient à tourner à folle allure. Un cri d'angoisse s'échappa tout à coup de sa gorge et, sous les yeux stupéfaits du jeune Tomas, elle se rua dans sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle, s'y appuyant de tout son poids tandis que sa main tremblante montait à sa gorge, tentant d'arracher le col qui, maintenant, l'étouffait. Sous la tonsure et le bandeau noir du moine, elle avait vu venir vers elle, surgi de l'ombre de la galerie, le visage de Garin de Brazey...
Pendant un long moment, Catherine crut qu'elle allait devenir folle.
Tout disparut : le temps, l'heure, le lieu. Il n'y eut plus que l'image affolante qui venait de surgir devant elle, ce visage oublié, disparu depuis tant d'années et qui, si brusquement, réapparaissait.
Les jambes fauchées, elle s'était laissée glisser à terre contre la porte, avait pris sa tête à deux mains comme si elle voulait tenter d'apaiser la tempête qui s'y déchaînait. Les images cruelles de jadis remontaient des profondeurs obscures du passé, amères comme un flot de bile.
Elle revoyait Garin dans sa prison, enchaîné, les ceps aux pieds. Elle l'entendait implorant d'elle le poison qui lui éviterait la honte de se voir traîné sur la claie. Elle entendait aussi la voix d'Abou-al-Khayr murmurant tout en lui tendant le vin mortel : « Il s'endormira... et ne se réveillera pas ! » Puis elle se revoyait elle- même, le lendemain, le nez collé à la vitre, regardant au-dehors dans la grisaille d'un matin de pluie. Les images se reformaient très vite maintenant, précises comme des traits de burin ; la foule hargneuse, les gros chevaux d'un blanc sale attelés à la claie, les flaques d'eau grise et la silhouette athlétique et rouge du bourreau portant sur son épaule le corps nu d'un homme inerte... « Il est bien mort ! » avait dit Sara. Et comment en douter, même un instant ? Catherine croyait voir encore, devant elle, sur le dallage rouge de cette chambre étrangère, le grand pantin blanc, d'une rigidité qui ne pouvait tromper. Certes, c'était bien le cadavre de Garin qu'elle avait vu s'éloigner, lié à la claie et cahotant sinistrement sur les pavés inégaux ! Alors, l'autre... celui qui venait de lui apparaître dans la galerie, celui qui avait le visage de Garin, le bandeau noir de Garin
? Se pouvait-il que le Grand Argentier de Bourgogne ne fût pas mort, eût, par quelque invraisemblable miracle, échappé à son destin ? Mais non, ce n'était pas possible ! Même si Abou- al-Khayr n'avait donné qu'une puissante drogue au lieu d'un poison, le corps du condamné n'en avait pas moins été accroché au gibet. Mort ou vif, Garin avait été pendu. Sara, Ermengarde, toute la ville de Dijon l'avaient vu, dépouille lugubre accrochée à la potence... Ils l'avaient tous vu... sauf Catherine elle-même. Et si grand était son désarroi qu'elle en arrivait à douter d'elle-même, du témoignage de ses sens. Était-ce bien le corps de Garin qu'elle avait vu s'éloigner sur la claie ? Elle était si troublée, ce jour-là ! Ses yeux, brouillés de larmes, n'avaient-ils pu la tromper ?