Ma soeur et son mari demeurent dans le voisinage*
et je dois convenir que j’ai 'et'e agr'eablement surpris du confort et de l’'el'egance de leur int'erieur. Ils font d’ailleurs tr`es bonne ch`ere, et toute la famille y d^ine deux ou trois fois par semaine. Mais m^eme la cuisine paternelle s’est quelque peu am'elior'ee, je t’ai d'ej`a dit que le beau-fr`ere s’est compl`etement r'ehabilit'e dans mon esprit. Il s’est montr'e tr`es util et tr`es secourable dans la grande affaire que nous venons de terminer, et la mani`ere dont il s’y est employ'e suffirait seule pour conjurer tous les soupcons que j’avais concu contre lui. C’est d’ailleurs un homme d’esprit et d’une vitalit'e in'epuisable. Quant `a ma soeur, qui se recommande tout naturellement `a ton int'er^et par la ressemblance qu’on dit tr`es grande entr’elle et moi, est en ce moment dans la lune de miel de sa maternit'e. Son enfant l’absorbe enti`erement et promet de devenir un gros garcon, pas joli, mais tr`es robuste. Ma m`ere est toujours, comme tu l’as pressenti, roul'ee en boule sur son canap'e. Je lui ai lu la phrase qui la concerne dans ta lettre, et elle y a 'et'e fort sensible. Elle me questionne beaucoup sur ton sujet et sympathise avec toi ses paroles. Sa chim`ere, c’est de te voir un jour en chair et en os, arrivant chez eux `a la campagne avec Mlle Marie et Dmitri ou plut^ot arrivant chez toi, car te voil`a devenue, sans t’en douter, propri'etaire terrienne en Russie, ma^itresse absolue de quelques trois `a quatre cents paysans. Ma pauvre m`ere me fait vraiment de la peine. Il est impossible d’aimer ses enfants avec plus d’humilit'e qu’elle ne fait. C’est `a peine si elle se permet d’exprimer le voeu de voir mon s'ejour se prolonger parmi eux, et elle fait semblant de croire, plut^ot qu’elle ne croit en effet aux esp'erances que je lui donne d’une nouvelle entrevue pour l’ann'ee prochaine. Quant `a mon p`ere, il a mis tant de bonne gr^ace dans la cession qu’il vient de nous faire qu’il a enti`erement justifi'e l’opinion que j’avais toujours qu’il n’y avait dans sa conduite `a notre 'egard qu’un malentendu r'esultant de notre longue absence et de nos paresses respectives. Je le trouve moins vieilli, moins affaiss'e qu’il ne m’a paru au premier moment. Ses go^uts et ses allures sont toujours les m^emes et offrent toujours la m^eme prise au sarcasme de mon fr`ere. C’est lui, pauvre garcon, que je plains de toute mon ^ame, car le voil`aEn dehors de la famille il y a des tantes, des cousines, etc. etc., qui au premier moment avaient surgi comme des fant^omes, mais qui petit `a petit ont r'ev'el'e les formes et les couleurs de la r'ealit'e. J’ai retrouv'e aussi parmi mes camarades d’universit'e quelques hommes qui se sont fait un nom dans la litt'erature et sont devenus des hommes r'eellement distingu'es*
. Le soir nous allons souvent au th'e^atre. Il y a ici une troupe francaise passable et une troupe russe, tellement bonne que j’en ai 'et'e confondu de surprise. Paris except'e, il n’y a certainement pas une troupe `a l’'etranger qui puisse rivaliser avec celle-ci. Cela tient 'evidemment `a la race, car j’ai retrouv'e la m^eme sup'eriorit'e de jeu dans les acteurs du th'e^atre polonais `a Varsovie.