Que fais-tu en ce moment, ma chatte chérie? A la réception de cette lettre tu seras probablement dans les préparatifs de ton déménagement pour Tegernsee. La bonne Casimire y est-elle déjà? Car à l’heure qu’il est je la suppose délivrée de la grossesse de sa belle-fille? Vas-tu quelquefois, pour l’amour de moi, saluer le Bouvreuil sur son perchoir? Sais-tu quelque chose de Sévérine et de son congé? La bonne humeur de ton frère se soutient-elle? Et l’inexorable belle-sœur*
a-t-elle fait grâce à la figure de la Böhnen? Comment celle-ci se plaît-elle à Munich?[22] Mais avant toute chose parle-moi de ta santé, c’est-à-d de cette sacrée mâchoire qui brave tous les remèdes? Les sangsues et les poudres t-ont-elles procuré quelque soulagement? Et Marie? Maintenant que la voilà maîtresse absolue du terrain, comment puis-je me flatter que je n’en serai pas damné à tout jamais. Quoiqu’il en soit, embrasse-la mille et mille fois pour moi. Que ne donnerais-je pas pour la voir en ce moment, de cette table d’auberge où j’écris, remuer laborieusement les meubles dans ton coin?Je quitterai Vienne demain matin à 7 h. Cette fois Vienne me laissera un souvenir beaucoup plus terne que les précédentes. C’est après tout une petite ville comparativement à une ville comme Paris et de plus un fort maussade séjour pour tout étranger qui serait ici à demeure. L’autre jour le Brochet et moi, nous sommes allés fraternellement passer une demi-journée à Schönbrunn*
. Nous avons grimpés à la Gloriette, située sur une hauteur en face du Château d’où l’on domine tout Vienne. La vue qu’on a de là est magnifique, et les deux amis sont restés plongés dans une muette extase, contemplation, sans songer même à se communiquer leurs impressions respectives. Après quoi ils se sont dirigés vers la ménagerie, où l’un d’eux a paru beaucoup s’amuser, et ont fini leur tournée par le casino où ils se sont fait servir l’un qui était encore à jeun un chétif dîner, et l’autre sa tasse de café au lait. Puis vers le soir ils sont rentrés ensemble, sans se parler beaucoup, il est vrai, mais heureux en apparence de la présence l’un de l’autre.Après la figure du Brochet celle que j’ai vue ici avec le plus de plaisir est assurément la figure de Jennyson
. Ne va pas te récrier contre ce témoignage. Il faudrait le voir, comme je le fais, à la lumière de Vienne et à travers le prisme des souvenirs de Munich. Il m’a fait d’ailleurs un accueil parfaitement aimable, et tu pourrais dans l’occasion en faire le compliment à Casimire. Je lui laisse par reconnaissance les 4 volumes de l’ouvrage de Custine*, qu’il était très curieux de lire et qu’il est difficile de se procurer ici. Il m’a promis de les renvoyer à Munic aussitôt qu’il les aura lu et je l’ai même engagé à te les faire parvenir à Tegernsee. Alors, ma chatte, tu n’as qu’à lire le troisième volume, qui contient une description très animée et très pittoresque de Moscou, pour essayer de te faire une idée telle quelle d’une ville qui, à trente et un an de distance, aura été le théâtre des tribulations de Napoléon et des miennes*.Encore une figure bien connue que j’ai retrouvée ici, c’est l’ami Badeni, le duelliste Badeni, le cruel et sensuel Badeni. Il a passé l’hiver ici et se trouve si bien de sa cure de l’année dernière qu’il ne croit pas être dans le cas de la récidiver. Je le rencontre tous les jours chez le premier confiseur d’ici, où nous nous régalons de glaces à l’envi l’un de l’autre, après quoi il m’accompagne en devisant jusqu’à la porte de mon auberge.