Ma chatte chérie, hier matin j’étais à regarder le pays par l’embrasure d’une fenêtre immense démolie du vieux château de Bade. Ce château est une admirable ruine qui plane à une hauteur de 1400 p sur un admirable pays, d’une côté la vallée de Bade avec quatre ou cinq autres qui viennent y déboucher, d’autre part une immense plaine traversée par le Rhin, embrassant dans sa couche à perte de vue tout le pays depuis Strasbourg jusqu’à Carlsruhe. C’est très beau. Et quand je me suis retourné pour te parler, tu n’y étais pas… Il se trouve que tu es à cinq cents lieues loin d’ici, dans un abominable trou qui s’appelle Hapsal. Il se trouve que c’est moi qui t’y ai envoyée, toi qui n’aurais jamais dû entendre parler de ce fichu endroit. Et moi pendant ce temps-là, je me promène de mon pied léger à travers tous les pays qui sont les tiens, — ayant à peu près la mine d’un homme qui voyage pour son plaisir. Je trouve parfaitement ignoble de ma part d’avoir souscrit à un pareil arrangement. Mais si tu ne m’accompagnes pas de ta personne, tu me poursuis de ton souvenir, je devrais même dire que tu me persécutes, car il est certain que c’est une véritable persécution. Je rabâche bien la peine de venir ici tout seul. Chose singulière. Le monde que je vois s’agiter ici, les personnes que je rencontre, rien de tout cela, rien de ce qui est humain
ne te rappelle à mon souvenir. Mais que je me trouve en présence d’un site ou, comme hier, d’une ruine, ou mieux encore d’une église gothique, et aussitôt tu viens à moi, toute assez, pour me faire sentir cet abominable cauchemar de l’absence. Voici les endroits où j’ai le plus vivement pensé à toi, après t’avoir quitté à Berlin. C’était d’abord à Francfort, puis trois jours plus tard à Zürich. Mais là au lieu de descendre à l’hôtel Baur qui m’aurait infailliblement attristé, je suis allé me nicher dans une espèce de hauteur au 4ème étage de l’hôtel du Lac, une véritable lanterne magique qui m’enveloppait de tout part de la vue du Lac, des montagnes, de tout un splendide et magnifique horizon que j’ai revu avec un véritable attendrissement. — Ah, ma bonne amie, il n’y a pas à dire. Ma fibre occidentale a été grandement remuée tout ce temps-ci. — Puis sais-tu où j’ai beaucoup pensé à toi? C’était à Bâle, bien que ce soit un terrain qui t’est étranger et, je crois même, inconnu. — C’était le soir. J’étais assis sur les poutres tout près de l’eau, en face de moi, sur la rive opposée la cathédrale de Bâle dominant un fouillis de toits aigus et de maisons gothiques collées contre la rampe du rivage, le tout recouvert d’un lambeau de verdure… Ceci aussi était fort beau, le Rhin surtout qui coulait là à mes pieds et qui chantait dans l’obscurité. De Bâle je suis allé à Strasbourg où j’ai passé la nuit à la maison rouge. Il va sans dire que je n’ai pas manqué de faire tes compliments à Münster*. Mais je n’ai plus retrouvé de certains lilas que nous avons vu si frais et si fleuri sur la vieille toiture d’une maison située en face de la cathédrale. — Mais Strasbourg m’a attristé et j’ai eu hâte de rentrer en Allemagne.