Cette lettre est une explication. Je ne voudrais pas qu’elle devienne une apologie. Je n’ai pas la folie de souhaiter qu’on m’approuve ; je ne demande même pas d’être admis : c’est une exigence trop haute. Je ne désire qu’être compris. Je vois bien que c’est la même chose, et que c’est désirer beaucoup. Mais vous m’avez tant donné dans les petites choses que j’ai presque le droit d’attendre de vous de la compréhension dans les grandes.
Il ne faut pas que vous m’imaginiez plus solitaire que je n’étais. J’avais parfois des compagnons, je veux dire aussi jeunes que moi. C’était généralement à l’époque des grandes fêtes, où il venait beaucoup de monde. Il arrivait aussi des enfants, que souvent je ne connaissais pas. Ou bien, c’était pour les anniversaires, lorsque nous nous rendions chez des parents très éloignés, qui semblaient vraiment n’exister qu’un jour par an, puisqu’on ne pensait à eux que ce jour-là. Presque tous ces enfants étaient timides comme moi-même : ainsi, nous ne nous amusions pas. Il s’en trouvait d’effrontés, si turbulents qu’on souhaitait qu’ils s’en allassent ; et d’autres, qui ne l’étaient pas moins, mais qui vous tourmentaient sans même qu’on protestât, parce qu’ils étaient beaux ou que leur voix sonnait bien. Je vous ai dit que j’étais un enfant très sensible à la beauté. Je pressentais déjà que la beauté, et les plaisirs qu’elle nous procure, valent tous les sacrifices et même toutes les humiliations. J’étais naturellement humble. Je crois bien que je me laissais tyranniser avec délices. Il m’était très doux d’être moins beau que mes amis ; j’étais heureux de les voir ; je n’imaginais rien d’autre. J’étais heureux de les aimer ; je ne pensais même pas à souhaiter qu’ils m’aimassent. L’amour (pardonnez-moi, mon amie) est un sentiment que je n’ai pas ressenti par la suite ; il faut trop de vertus pour en être capable ; je m’étonne que mon enfance ait pu croire en une passion si vaine, presque toujours menteuse et nullement nécessaire, même à la volupté. Mais l’amour, chez les enfants, est une partie de la candeur : ils se figurent qu’ils aiment parce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils désirent. Ces amitiés n’étaient pas fréquentes ; les occasions n’y prêtaient guère ; c’est pour cela peut-être qu’elles demeurèrent très innocentes. Mes amis repartaient, ou bien c’était nous qui retournions à la maison ; la vie solitaire se reformait autour de moi. J’avais l’idée d’écrire des lettres, mais j’étais si peu capable d’y éviter les fautes que je ne les envoyais pas. D’ailleurs, je ne trouvais rien à dire. La jalousie est un sentiment blâmable, mais il faut pardonner aux enfants de s’y laisser aller, puisque tant de gens raisonnables en sont victimes. J’en ai beaucoup souffert, d’autant plus que je ne l’avouais pas. Je sentais bien que l’amitié ne devrait pas rendre jaloux ; je commençais déjà à redouter d’être coupable. Mais ce que je vous raconte est sûrement bien puéril : tous les enfants ont connu des passions semblables, et l’on aurait tort, n’est-ce pas, d’y voir un danger très grave ?