Je ne sais pas quand je compris moi-même. Certains détails, que je ne puis vraiment donner, me prouvent qu’il faudrait remonter très loin, jusqu’aux premiers souvenirs d’un être, et que les rêves sont parfois les avant-coureurs du désir. Mais un instinct n’est pas encore une tentation ; il la rend seulement possible. J’ai paru tout à l’heure expliquer mes penchants par des influences extérieures ; elles ont certainement contribué à les fixer ; mais je vois bien qu’on doit toujours en revenir à des raisons beaucoup plus intimes, beaucoup plus obscures, que nous comprenons mal parce qu’elles se cachent en nous-mêmes. Il ne suffit pas d’avoir de tels instincts pour en éclaircir la cause, et personne, après tout, ne peut l’expliquer tout à fait ; ainsi, je n’insisterai pas. Je voulais seulement montrer que ceux-ci, justement parce qu’ils m’étaient naturels, pouvaient longtemps se développer à mon insu. Les gens qui parlent par ouï-dire se trompent presque toujours, parce qu’ils voient du dehors, et qu’ils voient grossièrement. Ils ne se figurent pas que des actes qu’ils jugent répréhensibles puissent être à la fois faciles et spontanés, comme le sont pourtant la plupart des actes humains. Ils accusent l’exemple, la contagion morale et reculent seulement la difficulté d’expliquer. Ils ne savent pas que la nature est plus diverse qu’on ne suppose ; ils ne veulent pas le savoir, car il leur est plus facile de s’indigner que de penser. Ils font l’éloge de la pureté ; ils ne savent pas combien la pureté peut contenir de trouble ; ils ignorent surtout la candeur de la faute. Entre la quatorzième et la seizième année, j’avais moins de jeunes amis que naguère, parce que j’étais plus sauvage. Pourtant (je m’en aperçois aujourd’hui), je faillis une ou deux fois être heureux en toute innocence. Je n’expliquerai pas quelles circonstances m’en empêchèrent : cela est trop délicat, et j’ai trop à dire pour m’attarder aux circonstances.
Les livres auraient pu m’instruire. J’ai beaucoup entendu incriminer leur influence ; il serait aisé de m’en prétendre victime ; cela me rendrait peut-être intéressant. Mais les livres n’ont eu aucun effet sur moi. Je n’ai jamais aimé les livres. Chaque fois qu’on les ouvre, on s’attend à quelque révélation surprenante, mais chaque fois qu’on les ferme, on se sent plus découragé. D’ailleurs, il faudrait tout lire, et la vie n’y suffirait pas. Mais les livres ne contiennent pas la vie ; ils n’en contiennent que la cendre ; c’est là, je suppose, ce qu’on nomme l’expérience humaine. Il avait chez nous bon nombre d’anciens volumes, dans une chambre où n’entrait personne. C’étaient pour la plupart des recueils de piété, imprimés en Allemagne, pleins de ce doux mysticisme morave qui plut à mes aïeules. J’aimais ces sortes de livres. Les amours qu’ils dépeignent ont toutes les pâmoisons et tout l’emportement des autres, mais ils n’ont pas de remords : ils peuvent s’abandonner sans crainte. Il y avait aussi quelques ouvrages bien différents, écrits d’ordinaire en français, au cours du dix-huitième siècle, et qu’on ne met pas entre les mains des enfants. Mais ils ne me plaisaient pas. La volupté, je le soupçonnais déjà, est un sujet fort grave : on doit traiter sérieusement de ce qui risque de faire souffrir. Je me souviens de certaines pages, qui eussent dû flatter mes instincts, ou pour mieux dire les éveiller, mais que je tournais avec indifférence, parce que les images qu’elles m’offraient étaient beaucoup trop précises. Les choses dans la vie ne sont jamais précises ; et c’est mentir que de les dépeindre nues, puisque nous ne les voyons jamais que dans un brouillard de désir. Il n’est pas vrai que les livres nous tentent ; et les événements ne le font pas non plus, puisqu’ils ne nous tentent qu’à notre heure, et lorsque vient le temps où tout nous eût tenté. Il n’est pas vrai que quelques précisions brutales puissent renseigner sur l’amour ; il n’est pas vrai qu’il soit facile de reconnaître, dans la simple description d’un geste, l’émotion que plus tard il produira sur nous.