J’ai été élevé par les femmes. J’étais le dernier fils d’une famille très nombreuse ; j’étais d’une nature maladive ; ma mère et mes sœurs n’étaient pas très heureuses ; voilà bien des raisons pour que je fusse aimé. Il y a tant de bonté dans la tendresse des femmes que j’ai cru longtemps pouvoir remercier Dieu. Notre vie, si austère, était froide en surface ; nous avions peur de mon père ; plus tard, de mes frères aînés ; rien ne rapproche les êtres comme d’avoir peur ensemble. Ni ma mère ni mes sœurs n’étaient très expansives ; il en était de leur présence comme de ces lampes basses, très douces, qui éclairent à peine, mais dont le rayonnement égal empêche qu’il ne fasse trop noir et qu’on ne soit vraiment seul. On ne se figure pas ce qu’a de rassurant, pour un enfant inquiet tel que j’étais alors, l’affection paisible des femmes. Leur silence, leurs paroles sans importance qui ne signifient que leur calme, leurs gestes familiers qui semblent apprivoiser les choses, leurs visages effacés, mais tranquilles, qui pourtant ressemblaient au mien, m’ont appris la vénération. Ma mère est morte assez tôt : vous ne l’avez pas connue ; la vie et la mort m’ont également pris mes sœurs ; mais la plupart étaient alors si jeunes qu’elles pouvaient sembler belles. Toutes, je pense, avaient déjà leur amour qu’elles portaient au fond d’elles-mêmes, comme plus tard, mariées, elles ont porté leur enfant ou la maladie dont elles devaient mourir. Rien n’est aussi touchant que ces rêves de jeunes filles, où tant d’instincts qui dorment s’expriment obscurément ; c’est une beauté pathétique, car ils se dépensent en pure perte, et la vie ordinaire n’en aura pas l’emploi. Beaucoup de ces amours, je dois le dire, étaient encore très vagues ; elles avaient pour objets des jeunes gens du voisinage, et ceux-ci ne le savaient pas. Mes sœurs étaient très réservées ; elles se faisaient rarement de confidences les unes aux autres ; il leur arrivait parfois d’ignorer ce qu’elles ressentaient. Naturellement, j’étais beaucoup trop jeune pour qu’elles se confiassent à moi ; mais je les devinais ; je m’associais à leurs peines. Lorsque celui qu’elles aimaient entrait à l’improviste, le cœur me battait, peut-être plus qu’à elles. Il est dangereux, j’en suis sûr, pour un adolescent très sensible, d’apprendre à voir l’amour à travers des rêves de jeunes filles, même lorsqu’elles semblent pures, et qu’il s’imagine l’être aussi.
Je suis pour la seconde fois sur le bord d’un aveu ; il vaut mieux le faire tout de suite et le faire tout simplement. Mes sœurs, je le sais bien, avaient aussi des compagnes, qui vivaient familièrement avec nous, et dont je finissais par me croire presque le frère. Pourtant, rien ne semblait empêcher que j’aimasse l’une de ces jeunes filles et peut-être, vous-même, vous trouvez singulier que je ne l’aie pas fait. Justement, c’était impossible. Une intimité si familiale, si tranquille, écartait jusqu’aux curiosités, jusqu’aux inquiétudes du désir, à supposer que j’en eusse été capable près d’elles. Je ne crois pas le mot de vénération, que j’employais tout à l’heure, excessif quand il s’agit d’une femme très bonne ; je le crois de moins en moins. Je soupçonnais déjà (je m’exagérais même) ce qu’ont de brutal les gestes physiques de l’amour ; il m’eût répugné d’unir ces images de vie domestique, raisonnable, parfaitement austère et pure, à d’autres, plus passionnées. On ne s’éprend pas de ce que l’on respecte, ni peut-être de ce que l’on aime ; on ne s’éprend pas surtout de ce à quoi l’on ressemble ; et ce dont je différais le plus, ce n’était pas des femmes. Votre mérite, mon amie, n’est pas seulement de pouvoir tout comprendre, mais de pouvoir tout comprendre avant qu’on n’ait tout dit. Monique, me comprenez-vous ?