Je n’ai pas incriminé les livres : j’accuse encore moins les exemples. Je ne crois, mon amie, qu’aux tentations intérieures. Je ne nie point que des exemples me bouleversèrent, mais non comme vous l’imaginez. Je fus terrifié. Je ne dis pas que je fus indigné, c’est un sentiment trop simple. Je crus être indigné. J’étais un jeune garçon scrupuleux, plein de ce qu’on appelle les meilleurs sentiments ; j’attachais une importance presque maladive à la pureté physique, probablement parce que, sans le savoir, j’attachais aussi beaucoup d’importance à la chair ; l’indignation me parut donc naturelle ; et d’ailleurs il me fallait un nom pour désigner ce que j’éprouvais. Je sais maintenant que c’était la peur. Toujours j’avais eu peur, une peur indéterminée, incessante, peur de quelque chose qui devait être monstrueux et me paralyser d’avance. Dès lors, l’objet de cette peur fut précis. C’était comme si je venais de découvrir une maladie contagieuse qui s’étendait autour de moi ; et, bien que je m’affirmasse le contraire, je sentais qu’elle pouvait m’atteindre. Je savais confusément qu’il existait de pareilles choses ; sans doute, je ne me les figurais pas ainsi ; ou (puisqu’il faut tout dire) l’instinct, à l’époque de mes lectures, était moins éveillé. Je m’imaginais ces choses à la façon de faits un peu vagues, qui s’étaient passés autrefois, ou qui se passaient ailleurs, mais qui n’avaient pour moi aucune réalité. Maintenant, je les voyais partout. Le soir, dans mon lit, je suffoquais en y pensant ; je croyais sincèrement que je suffoquais de dégoût. J’ignorais que le dégoût est une des formes de l’obsession, et que, si l’on désire quelque chose, il est plus facile d’y penser avec horreur que de n’y pas penser. J’y pensais continuellement. La plupart de ceux que je soupçonnais n’étaient peut-être pas coupables, mais je finissais par suspecter tout le monde. J’avais l’habitude de l’examen de conscience ; j’aurais dû me suspecter moi-même. Naturellement, je n’en fis rien. Il m’était impossible de me croire, sans aucune preuve matérielle, au niveau de mon propre dégoût ; et je pense encore que je différais des autres.
Un moraliste n’y verrait aucune différence. Pourtant, il me semble que je n’étais pas comme les autres, et même que je valais un peu mieux. D’abord, parce que j’avais des scrupules, et que ceux dont je vous parle n’en avaient certainement pas. Ensuite parce que j’aimais la beauté, que je l’aimais exclusivement, et qu’elle eût limité mon choix, ce qui n’était pas leur cas. Enfin, parce que j’étais plus difficile, ou si l’on veut, plus raffiné. Ce furent même ces raffinements qui me trompèrent. Je pris pour une vertu ce qui n’est qu’une délicatesse, et la scène dont le hasard me fit témoin m’eût certes beaucoup moins choqué si les acteurs en avaient été plus beaux.
À mesure que l’existence en commun me devenait plus pénible, je souffrais davantage d’être sentimentalement seul. Du moins, j’attribuais à ma souffrance une cause sentimentale. Des choses toutes simples m’irritèrent ; je me crus soupçonné, comme si j’étais déjà coupable ; une pensée qui ne me quittait plus m’empoisonna tous les contacts. Je tombai malade. Il vaut mieux dire que je devins plus malade, car je l’étais toujours un peu.