La situation géographique de Votre capitale Vous a placé à une extrémité de l’Empire. Votre situation morale et politique Vous éloigne encore davantage de son intérieur. Pendant les 5 mois que je suis ici j’ai travaillé à entrer dans cet intérieur en observateur arrivé d’une seule passion de son amour pour Vous. Ce sentiment seul pouvait me faire la loi de sortir sans éclat de ma sphère pour Vous faire lire quelques pages d’un livre hiéroglyphique qui contient le sort de Votre Empire, d’un livre dont les fragments ne se trouvent que sur la physionomie morale de l’empire et de ceux qui le gouvernent sous Vous.
Les signes auxquels j’ai reconnu la supériorité de l’esprit des grands sur Vos vues pour l’humanité sont l’esprit public et la retraite, lente, mais prononcée de Vos amis. Dès que Vos vues pour le bien de gros de la Nation furent connues on vit presque de tous les coins de l’Empire paraître des hommes dévoués à Vos principes. De tout côté on proposait l’affranchissement des paysans, soit en masse soit par portions. La persuasion et la vanité, l’amour du bien public et l’espoir de l’ambition, travaillèrent. Ces efforts furent couronnés de quelques succès éphémères. – Aujourd’hui ces idées ne sont plus à l’ordre du jour. Vous ne recevez plus d’adresses de ce genre, et la Livonie même Vous remercie d’avoir fondé le bonheur du cultivateur sans faire tort au gentilhomme!!! La cause que Vous défendez n’existe plus. Pourquoi? Parce que Vous ne la défendez plus; et Vous avez cessé de la défendre, non en théorie, non faute de le vouloir (car Votre cœur est toujours le même!), mais faute de secours. La résistance que le Directoire de l’instruction publique m’a opposée (il ne s’agissait que d’un coin de l’Empire) n’est pas la résistance de la persuasion, mais celle de la crainte. Je ne parle pas de ceux qui sont assez pusillanimes pour être jaloux de la confiance dont Vous m’honorez, je parle de ceux qui aiment le bien public et Votre personne, mais à qui l’opposition en impose. Ils sentent les progrès de cette opposition. Ils sentent que Votre règne, fortement prouvé dans ses vues, ne l’est pas assez dans ses moyens. Ils sentent que les grands ont abusé des idées trop peu populaires de l’Impératrice-Mère pour former à son insu un parti, qui répugnera à son cœur maternel dès qu’Elle le connaîtra, mais qui n’aura plus besoin d’Elle, dès qu’il se sera renforcé à son insu et par Elle-même1
. Votre parti, le parti de la raison et de l’humanité, plie de tous côtés, il compose déjà avec l’ennemi, et ces rapprochements, qui, dans d’autres circonstances, seraient de bon augure, prédisent la ruine de la bonne cause, parce que dans ce cas-ci, les cessions ne sont pas réciproques. L’ennemi est en possession. Vous voulez le déposséder, et Vous avez suivi le système de la défense plus que celui de l’attaque!!!Catherine, dont le génie féminin gouvernait les hommes, attaquait les grands et leurs préjugés, elle qui avait tant de raisons de se tenir sur la défensive. Elle a multiplié la noblesse soi disant de mérite, elle a choisi tous ses favoris dans des familles ignorées, a anéanti par là cette terrible race des boyards que Pierre n’avait que terrassée. Ses armées l’adoraient comme femme, et parce qu’elles étaient commandées pour ses créatures qu’elle soutenait avec énergie. Mais ses vues trop personnelles ne pouvaient procurer le succès qu’à Elle, non à la cause de l’humanité. Aussi Vous a-t-elle laissé une hydre plus puissante que celle qu’elle a combattu; ses créatures et leurs fils sont devenus boyards. Paul Ier
a rendu le soldat trop puissant en lui faisant trop sentir son importance, et Vous voilà avec Vos principes, avec Votre amour ardent de l’humanité, vis-à-vis de l’opinion publique et d’une armée mécontente, sans autres moyens hors de Vous que trois ou quatre hommes dont le génie trop peu transcendant ne suffira jamais.Vous devez sentir combien je souffre à Vous tracer ce tableau, qui serait bien plus terrible encore, si je le chargeais des couleurs sombres que les détails de l’administration et le département de la justice m’offriraient. Mais dois-je me taire? Dois-je voir sans cesse les palliatifs employés, servant plus à Vous rassurer qu’à guérir le mal?