Je Vous ai parlé de l’armée. Vos aides de camp, plus empressés de Vous étaler des automats élégants et bien dressés que de créer des soldats se garderont bien de Vous faire connaître l’esprit de ce corps redoutable. Ils ne Vous diront pas que le système du petit exercice, introduit par Paul Ier
, a produit le mécontentement, mal contenu alors même par la terreur. Encore sous ce Monarque absolu l’officier partageait cette terreur bien plus que le soldat. Aujourd’hui c’est le contraire; l’officier tyrannise le soldat pour des vétilles, et l’odieux de ces procédés retombe en partie sur Vous, précisément parce que le soldat Vous croit occupé des idées qui font son malheur. Sire! ne Vous méprenez pas à l’exemple de Frédéric II. Ce grand Monarque s’occupait il est vrai d’uniformes et d’exercice. Mais il formait une tactique nouvelle, qui seule pouvait faire face aux forces supérieurs de l’Autriche, de la France et de la Russie. Cette nouvelle tactique est à présent la propriété de toutes les puissances; quelque dextérité de plus ou de moins ne décidera pas aujourd’hui du sort des empires, mais l’esprit du soldat en décidera. J’ai vu les sans-culottes français formés en six semaines et battre à nombre égal ou inférieur les anciennes armées si renommées par leur tactique. Que le soldat soit orgueilleux d’être russe, qu’il adore son Monarque et qu’il aime son État; alors la discipline et la dextérité viendront d’elles-mêmes, et il battra l’ennemi, sans ce système de coups, qui énerve et aigrit. Une méthode opposée en fait des prétoriens, des janissaires, des streltsy, tout au plus des indifférents au sort du Monarque.Je retourne aux idées générales; après avoir vu le mal, cherchons les sources du bien. C’est me rapprocher de Vous. Je veux saisir Votre âme, je veux Vous faire voir tout ce que Vous pouvez, je veux Vous détailler les ressources de Votre propre génie, et ensuite Vous indiquer les premiers moyens à employer.
Je ne trompe pas sur Votre personne. Vos actions, quand Vous avez eu le bonheur d’agir par Vous-même, l’effet marqué que mon premier discours a fait sur Vous, le trait de mélancolie, qui malgré Votre jeunesse fait le fond de Votre caractère, et plus que tout cela, mon cœur qui ne sait pas se donner à qui ne le mérite pas, tout me dit, tout me prouve que la nature a voulu faire de Vous un Être unique par cet amour dévorant du bien qui ne Vous quitte pas dans aucune situation de la vie. Cet amour du bien est pour Vous le fatum, le destin de l’ancienne mythologie, la nécessité absolue qui commande à Votre âme, comme à l’Univers. Reconnaissez sa force, son invincibilité. Employez ses ressources, et persuadez-Vous bien que dans une âme forte vouloir c’est pouvoir. Voyez le génie malfaisant de la France. Il peut tout ce qu’il veut. Et il ne veut pas même le bien!!! Vous avez plus de ressources que lui, et ces ressources sont dans Votre moralité. Vous n’avez contre Vous que la perversité des grands. Lui a contre lui l’opinion de la France et de l’Europe. Il est haï généralement; Vous êtes idolâtrés des gens de bien. Son levier si puissant est cette volonté décidée qui se ferait jour à travers les ruines du genre humain, Vous n’avez à marcher que sur les ruines des méchants. Vous devez donc faire plus que lui, et la postérité Vous reprocherait avec raison Votre défaite.
Voilà Vos moyens intérieurs. Jetons les yeux sur Vos alentours. Je les distingue en trois classes. La 1e
est celle des jeunes gens qui ne songent qu’à Vous amuser pour profiter de Votre facilité. Vous sentez qu’ils sont indignes de Vous. Ils ne cadrent ni au caractère de moralité intérieure qui Vous distingue si fort d’autres, ni au caractère extérieur, que l’Europe reconnait en Vous. Leur lutte contre le bien est peut-être plus puissante que celle des aristocrates déclarés, parce qu’elle est sourde, et que peut-être eux-mêmes ne savent pas combien ils visent au mal2.