Dieu tout-puissant! Protecteur des hommes! J’ai parlé à un Monarque ami des hommes. J’ai franchi toutes les barrières que l’ordre des choses avait mises entre Lui et moi; je l’ai fait parce que je L’aime. Tu m’as soutenu dans la carrière courte mais difficile que tu m’avais tracée à mon insu. Je l’ai parcourue selon mon cœur. Arrivé à sa fin je suis prêt à comparaître devant toi pour rendre compte de chacune de mes actions; ce sentiment sublime me dédommage d’une vie entière vouée aux épines de la vertu. Je ne te demande rien pour moi. Mais je t’implore pour mon Alexandre. Tu sais ce qu’il lui faut. Accorde-le lui pour qu’il justifie les décrets de ta providence et tes vues sur l’humanité!
71. G. F. Parrot à Alexandre IER
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Sire!
Je ne puis oublier notre dernier entretien. D’un côté il m’offre de Votre cœur le tableau le plus grand, le plus beau que l’histoire n’ait jamais offert. Vous voulez Vous dépouiller du pouvoir absolu que Vous avez hérité pour donner à Votre Nation une constitution représentative. Mais d’un autre côté je ne vois dans Votre idée que le projet d’une belle âme, qui Vous rendra malheureux, Vous et Votre Peuple. Je Vous ai déjà dit mes raisons; mais craignant qu’elles ne s’effacent, je m’empresse de Vous les détailler encore une fois avec plus de sang froid et de réflexion que je n’ai pu le faire de bouche.
D’abord je dois Vous rappeler la révolution française. Vous croyez, il est vrai, que si Vous donnez la constitution à Vos Russes, ils l’accepteront avec reconnaissance et n’exigeront pas davantage. Mais quel garant en avez Vous? La première constitution française était certainement à bien des égards excellente; mais le Français n’est pas susceptible de la constance que l’Anglais a témoignée pour la sienne. En France on passa de la constitution à la République par le meurtre du bon Louis XVI. Napoléon, qui vient de se mettre la couronne sur la tête2
, gouvernera à la vérité en toute sûreté. Mais il a pour lui l’éclat de cent victoires, la manie des français pour la gloire, un caractère froid qui ne sait que calculer.Ouvrez l’histoire moderne et voyez dans quel pays et sous quelles circonstances on vit naître la liberté. C’est dans les faits qu’il faut chercher la sagesse politique. – La Suisse s’est rendue indépendante au commencement du 14e
siècle; mais elle avait les vertus du moyen-âge: la pauvreté, l’horreur du luxe et l’esprit de chevalerie. La Hollande a secoué le joug de Philippe II vers la fin du seizième siècle. Elle était déjà riche, à la vérité, mais elle avait la vertu du solide marchand, la simplicité de mœurs, qu’elle n’a pas encore tout à fait désordonnée. La révolution d’Angleterre, qui a duré 100 ans3 depuis Charles Ier jusqu’à Cromwell, est fertile en massacres et détrônements et n’a réussi que par la position insulaire de cet État. L’Anglais était alors à l’époque du passage de la barbarie à la civilisation et n’avait les vertus ni de l’une ni de l’autre.Mais examinons un moment les éléments nécessaires à une constitution représentative, qui réunisse la liberté du peuple à la fermeté d’une administration monarchique.
Le premier de ces éléments est ce qu’on nommait en France le
, c.à.d. de nombreuses villes peuplées de bourgeois, gouvernées intérieurement par une constitution municipale, et un corps de cultivateurs qui n’appartiennent qu’à eux-mêmes et tout au plus attachés à la glèbe. Avez-Vous ce tiers-état en Russie? Vous avez des villes, à la vérité; mais la majeure partie de leur population est composée de serfs à qui les seigneurs permettent de s’établir où ils veulent moyennant l’Obrok. Ces gens-là ne sont pas des citoyens; ce ne sont pas des bourgeois de Hambourg, de Lubeck, Danzig, Frankfort, Amsterdam, Paris, Marseille, Rouen, comme on les trouvait au quinzième et seizième siècle. Ils sont la propriété des seigneurs qui peuvent les précipiter du faîte de leur bien-être actuel en les renvoyant à la charrue.