Une autre condition qu’une constitution représentative exige, c’est qu’elle ressorte des lumières et des besoins physiques et intellectuels de la nation; c’est à dire qu’elle se fasse d’elle-même et lentement; et je suis persuadé que la Russie aura besoin d’un siècle encore pour y parvenir, si tout est que cet assemblage disparate de nations et de peuplades soit susceptible
constitution hors celle qui égalise tout. Ne Vous aveuglez pas sur les lumières des Russes; le peuple n’a encore rien de la civilisation nécessaire, et ce qu’on nomme la partie éclairée de la nation n’offre que l’aspect des lumières entées immédiatement sur la barbarie et n’est pas capable d’une révolution pacifique. Pierre Ier en est cause; il a proprement mis le feu à la civilisation des Russes. Catherine II est entrée dans ses vues et Vous a laissé au lieu d’un granite poli un morceau de bois vernissé. Vous par contre avez pris le meilleur parti, celui d’instruire solidement Votre nation et de donner des mœurs à ceux qui la gouvernent. Tenez y ferme et n’oubliez pas le défaut interne des Universités russes, que je Vous ai décelé, qui éloigne la confiance et favorise le demi-savoir4. Rappelez-Vous les idées que je Vous ai communiquées lorsque Vous Vous croirez à même de détruire Votre propre ouvrage pour le refondre.Le troisième élément nécessaire à une constitution représentative, c’est le respect pour la loi. Vous la trouverez peut-être jusqu’à un certain point dans le gros de la nation russe, mais sûrement pas dans ceux qui la gouvernent, depuis le ministre jusqu’au copiste de chancellerie. Or ce respect pour la loi ne peut naître que de la stabilité des lois. Le Monarque est en Russie la source des lois. Mais il faut qu’elle ne coule que lentement et dans un lit bien limité. Si elle se dissémine en ruisseaux, si elle prend des directions opposées, alors elle perdra son apparence et sa pureté et ne formera qu’un marais. Vous voulez former un code de lois russe et Vous avez bien raison. Dieu veuille qu’il atteigne le but de faire respecter la loi! Mais Vous sentez de toute façon que, même après que Vous aurez Votre code, il faudra du temps pour l’effet que Vous en attendez. Ce respect est une coutume et les coutumes ne viennent que lentement.
Ces raisons réunies doivent, Sire, Vous engager à conserver la constitution despotique; non comme Votre propre héritage, mais comme l’héritage de Votre nation. Qu’elle Vous soit sacrée aussi longtemps qu’elle sera nécessaire! Travaillez cependant à inculquer à Votre peuple ces lumières douces et solides qui éclairent sans éblouir. Vous ne travaillez pas pour la gloire mais pour le bien. Ainsi contentez-Vous, mon Héros! de donner à la Russie le bonheur dont elle est susceptible sous Votre règne, et la postérité Vous rendra sûrement justice si les contemporains Vous la refusent. Ne m’objectez pas ce que je fais moi-même pour assurer la personne et la propriété du paysan livonien comme un fruit prématuré d’après mes propres principes. Le mot de liberté ne sera pas prononcé dans cette affaire, mais elle sera la source du bonheur de ce petit peuple.
Regardez, ô mon Alexandre! cette lettre comme une espèce de testament. Qui sait quand j’aurai le bonheur de Vous revoir?
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72. G. F. Parrot à Alexandre IER
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Sire!