Me voilà rentré dans ma cellule, rendu à mes devoirs primitifs. J’y ai apporté une masse de bonheur immense, dont Vous, Vous seul êtes la source. Mon séjour à Pétersbourg m’apparaît comme un de ces rêves délicieux qu’on ne quitte qu’à regret en s’éveillant, qu’on voudrait prolonger, échanger contre la réalité. J’ai oublié tout ce que j’ai souffert; je ne vois plus que mon Alexandre, cet homme chéri, qui sait aimer les hommes, qui m’aime! Mon Bienfaiteur! Mon Héros! M’aimerez-Vous toujours? – C’est un blasphème de Vous faire cette question, après cette soirée délicieuse, unique, où nos âmes pour la dernière fois s’épanchèrent l’une dans l’autre avec cette effusion sans bornes dont la nature nous a rendue capables. Oui, je le sens, Vous m’aimerez, tant que la vertu sera mon idole. Elle est le Vôtre, et Votre cœur, le plus pur autel que la nature lui ait élevé, conservera le souvenir de Votre ami. – Je suis heureux; la seule prière que j’aie à Vous faire, c’est que Vous ne cherchiez jamais à changer les relations extérieures où nous nous trouvons l’un envers l’autre. Conservez-Vous pour toujours un ami sur lequel les événements n’aient point de prise, qui ne puisse jamais Vous paraître suspect, un ami qui Vous reste sous tous les rapports, qui puisse toujours fixer Vos regards non seulement avec la candeur de l’innocence mais aussi avec une confiance absolue. Vous savez qu’il n’existe point d’amitié sans égalité; le seul moyen d’établir cette égalité sublime est de ne point violer les relations que le sort a fixées. En m’élevant Vous me rabaisseriez. Que même l’idée du bien public, l’idée que dans un poste plus relevé je serais plus utile, ne Vous séduise pas. Elle ne me séduira pas, et à cet égard Vous trouverez toujours une résistance absolue de ma part. Il est un seul cas qui puisse faire l’exception, celui dont j’osai déjà autrefois Vous parler, celui de vaincre ou de mourir à Vos côtés. S’il arrive jamais un mot de Vous! et je volerai au poste que les circonstances, que mon génie, que mon amour pour Vous m’assigneront, et Vos ennemis verront dans le professeur de Dorpat le Bonaparte de l’amitié. – Pardonnez-moi cette énorme confiance en mes forces. Tant qu’il a fallu agir pour la seule prudence j’ai souvent tremblé pour le bien public, mais quand il faudra forcer les circonstances, commander aux événements, Vous me reconnaîtrez. O mon Bien-Aimé!
Le lendemain de mon arrivée j’ai été élu Recteur. J’ai un plaisir bien doux en songeant qu’en signant la confirmation Vous sourirez1
, j’ai un plaisir bien doux encore de penser que quand mon année sera révolue Vous aurez de la satisfaction de cette signature. J’agirai dans Vos principes. Je ferai mon possible pour former Votre jeunesse comme Vous voulez l’avoir, aimant l’ordre, mais conservant une noble énergie dont Vous tirerez un jour profit pour le bien de l’État. Les derniers troubles de nos étudiants m’ont prouvé combien Vous pouvez attendre de cette énergie que la nature a mise dans la jeunesse, lorsqu’elle est bien dirigée. Le jeune Budberg, que la loi a frappé comme l’auteur de derniers excès, que nos Statuts ont banni de l’université et éloigné pour l’avenir des emplois qu’il ne peut obtenir que par un séjour prescrit à l’université, ce jeune homme est innocent. Il s’est chargé volontairement de la faute pour sauver un de ses camarades dont le malheur eût plongé une famille entière dans le deuil, il est soumis sans mot dire à la punition, et quand tout a été terminé, en prenant congé d’un de nos professeurs il lui dit: Je quitte l’Université et ma Patrie avec le sentiment de mon innocence et d’une bonne action; partout où il y a des hommes je saurai trouver des hommes et vivre pour le bien public. – Une vie exemplaire de près de 3 ans, exemplaire par les mœurs et l’application prouverait suffisamment la vérité de son héroïsme, quand tous ses camarades ne l’attesteraient pas. Sire! ne croyez pas que j’improuve la sévérité du jugement qui le condamne. Même connaissant moralement son innocence j’aurais satisfait aux lois et aux formes judiciaires, je l’eusse condamné, ne fût-ce que pour ne pas lui ravir le sentiment délicieux de se sacrifier à l’amitié. Une action pareille à l’âge de 20 ans décide pour la vie, et c’est un homme que nous gagnons à l’humanité, supposant même qu’il fût perdu pour nous.Klinger aura bientôt le bonheur de Vous voir; il ne sait pas quel bonheur plus grand l’attend: mais je sais que Votre cœur généreux fera les avances, que Vous Vous approprierez cet homme rare, dont les abords sont difficiles, mais dont l’âme est
et noble. Vous serez satisfait de son rapport sur l’Université et nos écoles, et Vous ne Vous reprocherez pas un peu de prédilection pour nous. Il Vous apporte cette lettre et Vous la fera tenir par Gessler.