Des essais, vrais ou simulés, ont dû le persuader que l’Angleterre ne peut pas être vaincue sur mer, et c’est sur ses forces de terre qu’il base à présent, peut-être depuis longtemps, ses opérations. Ses moyens sont vastes et bien calculés. Ses armées, accoutumées à de grandes opérations, et ivres des projets gigantesques de leur chef, sont aux portes de la Turquie. Les habitants des côtes vénitiennes, les meilleurs corsaires de l’Europe, favoriseront la célérité des transports. La Turquie désorganisée, exposée à des révoltes journalières en temps de paix ne trouvera dans son gouvernement aucun moyen de défense. L’esprit révolutionnaire servira de levier au conquérant pour gagner cette nation dont une grande partie, les grecs, impatients du joug mahometan, se rallieront sous les drapeaux de la France. Les Arnoutes, peuple inquiet et belliqueux, voyant dans la guerre des moyens de pillage, renforceront ses armées2
. Les passages de l’Albanie et de la Macédoine, ouverts au premier venu sont un rempart presque invincible contre les attaques d’une armée à l’Est. La connaissance intime du terrain, acquise par les ingénieurs français qui ont de tout temps travaillé la position militaire de la Turquie, mettra dans les opérations des armées françaises la même précision qu’on a vue dans leurs opérations en Allemagne.La Turquie européenne donc être regardée comme perdue, et par conséquent comme le point de contact entre la Russie et la France. L’Angleterre ne peut être que spectatrice de ce grand événement et laissera à la Russie le soin, les frais et les risques d’une guerre nouvelle; l’Autriche anéantie et vraisemblablement alliée de la France par un traité secret qui la dédommagera en Turquie de ses pertes en Allemagne, sera tout au moins neutre. La Hongrie approvisionnera les armées françaises. La Prusse humiliée, regimbant contre l’aiguillon, mais cédant à l’appas de l’agrandissement se déclarera comme toujours avec adresse pour le plus fort.
Que fera la Russie? Quels sont ses intérêts? Peut-elle voir de sang froid fanatiser la nation voisine, ses provinces méridionales fourmillant de ces mêmes grecs qui hâteront la chute de l’Empire Ottoman
C’est dans ces moments terribles qui ébranlent les Empires, que se fait sentir le pouvoir immense de la civilisation. La France, l’Allemagne, l’Angleterre peuvent se dégarnir de troupes pour diriger les opérations militaires sur des points extérieurs. Rien ne se change à l’intérieur, parce que l’homme civilisé calcule les avantages du repos et de la paix. La Russie, affaiblie par l’esclavage du peuple, peut-elle compter sur cet avantage?
La Russie ne peut choisir qu’entre deux extrêmes, la guerre contre Bonaparte pour soutenir un empire depuis si longtemps délabré, ou l’alliance avec la France pour sa propre sûreté. Son intérêt particulier et le désir de ressaisir son influence sur l’Europe doivent la décider à prendre sur le champ l’un ou l’autre parti. Vouloir être neutre ou temporiser c’est vouloir être le jouet de l’ambition de son nouveau voisin. Examinons les deux cas par rapport aux opérations militaires qui décideront de la possibilité et par rapport aux relations commerciales qui fixeront les avantages.
Les moyens et la position de la France sont déjà détaillées. Voyons la nôtre. Nous sommes plus voisins de la Turquie; nos armées seront approvisionnées par les fertiles provinces du Sud; nos vaisseaux favoriseront cet approvisionnement par la mer Noire. Le chemin de Constantinople et des Dardanelles, point de réunion pour le projet de Bonaparte, est plus court que le sien depuis la Dalmatie. La Walachie et les côtes de la Romanie de même3
. Ainsi en soignant les approvisionnements par mer, et en ne se chargeant pas de bagage inutile l’armée arrivera à Constantinople et même aux Dardanelles avant les françaises. Une flotte anglaise secondera nos opérations en gardant l’Archipel et en couvrant le détroit. Mais d’un autre côté le Danube favorisera le transport d’une armée française pour couper la nôtre en Bulgarie, par là nous serons forcés de remettre le sort de la Turquie à celui d’une seule armée qui aura à combattre et les français et les nationaux, dans un pays qui vu son peu de culture fournira très peu de ressource; notre armée peu accoutumée aux maladies de ces pays, peu instruite des ressources de l’art et du climat aura à cet égard le dessous vis-à-vis des français qui se sont instruits à fond là-dessus dans leur campagne d’Égypte.