Enfin la Russie ne peut pas tourner toutes ses forces sur la Turquie. La Prusse doit en détourner une bonne partie. La Poméranie, le Meklenbourg, Hambourg et Lubeck sont des appas auxquels elle ne résistera pas plus qu’elle n’a résisté à celui de l’Hanovre4
. Ainsi en suivant un système de guerre la Russie se trouve menacée à ses deux extrémités; et pourquoi? Pour sauver un empire qui est détruit dès qu’une armée étrangère quelconque y met le pied? Pour se voir à la fin forcée tout au moins à un partage de cet empire, partage qui peut avoir lieu sans frais, sans épuiser les ressources dont on a tant besoin pour les projets de prospérité nationale, projets qui annoncés avec tant d’humanité et commencés avec tant de succès deviendront un reproche au gouvernement qui les aura abandonnés pour suivre la marche d’une politique réprouvée par la raison et les événements.Les aspects militaires décident donc toute la guerre. Les relations commerciales sont aussi peu favorables. En supposant même que nous ayons le dessus sur la France dans cette guerre, et que la Russie déjoue par là les projets de Bonaparte, que deviendra notre commerce sur la mer Noire quand l’Angleterre aura pris position dans l’Archipel et saisi les Dardanelles? Cette puissance tyrannise le commerce du Nord, laissera-t-elle le commerce du Midi libre, et ne trouverons-nous pas dans cet allié perfide notre plus dangereux ennemi pour la branche un jour la plus fertile de notre commerce? Le possesseur du détroit menace la Crimée. Jamais la France ne pourra nous nuire à ce point. Ses projets tiennent à leur auteur, et tôt ou tard ce ne sera plus cette puissance qui dominera la Méditerranée, mais ce sera l’Italie qui ne pourra jamais être redoutable à la Russie. Le colosse qui s’élève dans le midi de l’Europe se rompra un jour sur les Alpes que la nature a placées non pour joindre, mais pour séparer la grande presqu’isle du continent, et pour cet effet la politique de la Russie doit être de concourir à réunir toute l’Italie sous la même domination pour qu’elle soit d’autant plus tôt en état de se soustraire à la tutelle de la France.
Voyons en d’abord les désavantages. Une perte momentanée est la guerre avec l’Angleterre. L’Angleterre a des vaisseaux pour attaquer, la Russie des ports à défendre. Archangel, Cronstadt, Reval, Riga et Libau, voilà les points d’attaque et de défense. Pour la Russie Archangel est dans les terres et par conséquent à l’abri. Le fleuve ne porte pas des vaisseaux de guerre. Il en est de même de Riga. Reval et Cronstadt peuvent être mis en meilleur état de défense, et les boulets rouges feront respecter le continent aux insulaires. Libau seul souffrira. Mais un corps de 15 000 Russes bornera les dégâts à la ville seule. Les points d’attaque et de défense en Turquie sont les Dardanelles et Constantinople. Il est vrai que les flottes anglaises s’entendent merveilleusement à passer les détroits bordés de batteries. Mais quelques vaisseaux bien chargés de pierres, coulés à fonds immédiatement avant leur arrivée, ralentiront leur marche et les tiendront sous le feu des batteries qu’on n’évite que par la vitesse du passage.
Le désavantage le plus réel qui nous résultera de la guerre avec l’Angleterre est la cessation du commerce avec cette puissance. Mais il n’est que momentané, parce que l’Angleterre ne peut équiper ses flottes sans les productions de la Russie. Sa tyrannie sur l’Océan Atlantique nous sert fort heureusement, les États-Unis de l’Amérique se disposant en ce moment à la guerre pour soutenir la liberté de leur commerce.
L’effet de l’alliance avec la France sera le partage de la Turquie européenne. Ce n’est point l’ambition qui le dictera de la part de la Russie, mais sa sûreté. Avant la campagne qui vient de se terminer ce partage eût été injuste. Cet État eût pu végéter sans risques pour la Russie. Il était même de notre intérêt de laisser entre nous et la Méditerranée cette masse d’inertie pour amortir les chocs qui pourraient résulter du contact immédiat de l’ouest et du sud-est de l’Europe. Mais à présent la Porte doit tomber et c’est au mauvais gouvernement et à l’esprit de la nation que sa chute doit être attribuée encore plus qu’aux conjonctures politiques.