Le système d’éducation que Rousseau a exposé dans son Emile vaut beaucoup mieux que l’auteur ne l’a cru lui-même. Il le croit impraticable dans nos mœurs, et cependant c’est le seul praticable, parce que rien n’est bon, même dans nos relations artificielles, que ce qui est fondé sur les relations naturelles. Basons tout sur celles-ci; les alentours n’auront que trop de soin des autres. Au reste je Vous dois une remarque sur l’application de ce système au cas présent. Jean-Jacques nous enseigne à former un homme qui sache se retrouver dans les relations sociales, mais qui soit indépendant d’elles. Il donne à son élève des talents manuels pour qu’il sache trouver sa subsistance dans les premiers besoins des hommes, dans ces besoins qui existent sous tous les rapports. Il avait en vue la jeune noblesse française abandonnée alors à une éducation plus que féminine. Il pressentait pour ainsi dire la révolution qui a prouvé d’une manière terrible le besoin de ses principes. Emile arraché aux relations de sa naissance, frondant l’opinion et les besoins factices, trouvant sa subsistance et son contentement dans l’atelier d’un menuisier, nous plaît. Mais Emile, fils de Roi, appelé au trône, me paraîtrait bien petit en cet état. Il ne serait à mes yeux qu’un égoïste qui n’eût jamais senti le sublime de sa vocation. L’existence physique ne doit être rien pour un Monarque. Quand il ne saura plus remplir sa place, il n’en doit vouloir aucune autre. L’expérience a prouvé en outre que tous ces Rois qui s’étaient exercés à un métier n’ont été que des tourneurs, des serruriers, des pâtissiers, jamais des Rois. Les exercices gymnastiques sont les seuls qui conviennent à l’héritier d’un trône, parce que la gymnastique est pour le corps ce que la science est pour l’âme.
Rousseau d’un autre côté a trop peu fait de cas des connaissances scientifiques et en outre ce défaut commet souvent dans l’éducation d’un Monarque futur. Le principe ordinaire est qu’un Monarque devrait proprement tout savoir, mais que, comme cela est impossible, il faut qu’il sache un peu de tout. Il résulte de là que le Monarque ne sait rien bien. On veut lui enseigner l’art de régner, et pour cet effet on lui parle à 13 ans de Machiavel ou de l’Antimachiavel4
, de Montesquieu et de Smith. Sans connaissances préliminaires, sans jugement formé à saisir les relations compliquées des États on raisonne avec lui sur ces relations sur lesquelles il n’existe même encore aucun système, aucune idée fixe, et l’on espère qu’il gouvernera. Il sera gouverné par les raisonneurs et les faiseurs.Appuyer sur des connaissances solides ce n’est pas prêcher le pédantisme. L’histoire de nos jours ne prouve que trop bien que l’art de régner est de même le plus compliqué, et consiste proprement dans l’art d’être fait à tout, de ne tenir à aucune forme, d’être inépuisable en mesures, c.à.d. d’être conséquent, et pour l’être il faut que l’esprit soit nourri et non boursouflé.
Je Vous ai parlé de Vous, et de ce second Vous-même que Vous nous donnerez bientôt – peut-être trop longuement. Mais Vous savez que je Vous aime avec la tendresse d’une mère, avec l’attachement d’un fils. Mon cher Alexandre! – Je vais rentrer encore pour quelques instants dans mon rôle de professeur. Je serai court.