Ils tournèrent dans la rue Sidney Béchet et c’était là. La concierge, devant la porte, se balançait dans un rockingchair mécanique dont le moteur faisait un bruit pétaradant sur un rythme de polka. C’était un vieux système. Isis les accueillit. Chick et Alise étaient déjà là. Isis avait une robe rouge et sourit à Nicolas. Elle embrassa Chloé et ils s’entrebaisèrent tous pendant quelques instants.
– Tu as bonne mine, ma Chloé, dit Isis. Je croyais que tu étais malade. Ça me rassure.
– Je vais mieux, dit Chloé. Nicolas et Colin m’ont très bien soignée.
– Comment vont vos cousines? demanda Nicolas. Isis rougit jusqu’aux yeux.
– Elles me demandent de vos nouvelles tous les deux jours, dit-elle.
– Ce sont de charmantes filles, dit Nicolas en se détournant légèrement, mais vous êtes plus ferme.
– Oui…, dit Isis.
– Et ce voyage? dit Chick.
– Ça s’est bien passé, dit Colin. La route était très mauvaise, au début, mais ça s’est arrangé.
– Sauf la neige, dit Chloé, c’était bien…
Elle porta la main à sa poitrine.
– Où va-t-on? demanda Alise. Je peux vous résumer la conférence de Partre, si vous voulez, dit Chick.
– Tu en as acheté beaucoup depuis notre départ? demanda Colin.
– Oh!… Non… dit Chick.
– Et ton travail? demanda Colin.
– Oh!… Ça va… dit Chick. J’ai un type pour me remplacer quand je suis forcé de sortir.
– Il fait ça pour rien? demanda Colin.
– Oh!… Presque, dit Chick! Vous voulez qu’on aille tout de suite à la patinoire?
– Non, on va dans les magasins, dit Chloé. Mais si les hommes veulent aller patiner…
– C’est une idée, dit Colin. Je les accompagnerai dans les magasins, dit Nicolas. Je dois faire quelques achats.
– C’est bien comme ça, dit Isis. Mais allons-y vite pour avoir le temps de patiner un peu après.
XXXI
Colin et Chick patinaient depuis une heure, et il commençait à y avoir du monde sur la glace. Toujours les mêmes filles, toujours les mêmes garçons, toujours les chutes et toujours les varlets-nettoyeurs avec la raclette. Le préposé venait de passer au pick-up une rengaine apprise par cœur depuis des semaines par tous les habitués. Il la remplaça par l’autre face, à laquelle tout le monde s’attendait, car ses manies finissaient par être connues, mais le disque s’arrêta soudain et une voix caverneuse se fit entendre dans tous les haut-parleurs sauf un, dissident, qui continua de jouer la musique. La voix priait M. Colin de bien vouloir passer au contrôle car on le demandait au téléphone.
– Qu’est-ce que ça peut être? dit Colin.
Il se hâta vers le bord, suivi de Chick, et prit pied sur les tapis de caoutchouc. Il longea le bar et pénétra dans la cabine de contrôle où était le microphone. L’homme des disques était en train d’en passer un à la brosse en chiendent pour enlever les aspérités nées de l’usure.
– Allô! dit Colin en prenant l’appareil.
Il écouta.
Chick le vit, étonné d’abord, devenir brusquement de la couleur de la glace.
– Est-ce grave? demanda-t-il. Colin lui fit signe de se taire.
– J’arrive, dit-il dans le récepteur et il raccrocha. Les parois de la cabine se resserraient et il sortit avant d’être broyé, suivi de près par Chick. Il courut sur ses patins. Ses pieds se tordaient dans tous les sens. Il appela un garçon.
– Ouvrez-moi vite ma cabine. Le 309.
– La mienne aussi, le 31!… dit Chick. Le garçon les suivit sans trop se presser. Colin se retourna, le vit à dix mètres et attendit qu’il parvînt à sa hauteur. Prenant son élan, sauvagement, il lui décocha un formidable coup de patin sous le menton et la tête du garçon alla se ficher sur une des cheminées d’aération de la machinerie, tandis que Colin s’emparait de la clé que le cadavre, l’air absent, tenait encore à la main. Colin ouvrit une cabine, y poussa le corps, cracha dessus et bondit vers le 309. Chick referma la porte.
– Qu’y a-t-il? demanda-t-il essoufflé en arrivant. Colin avait déjà ôté ses patins et remis ses souliers.
– Chloé, dit Colin, elle est malade.
– Grave?
– Je ne sais pas, dit Colin. Elle a eu une syncope. Il était prêt et filait.
– Où vas-tu? cria Chick.
– Chez moi!… cria Colin, et il disparut dans l’escalier de béton sonore. A l’autre bout de la patinoire, les hommes de la machinerie sortirent, suffoqués, car l’aération ne fonctionnait plus et s’effondrèrent, épuisés, tout autour de la piste.
Chick, frappé de stupeur, un patin à la main, regardait vaguement l’endroit où Colin avait disparu.
Sous la porte de la cabine 128, une mince rigole de sang mousseux serpentait lentement, et la liqueur rouge se mit à couler sur la glace en grosses gouttes fumantes et lourdes.
XXXII
Il courait de toutes ses forces, et les gens, devant ses yeux, s’inclinaient lentement, pour tomber, comme des quilles, allongés sur le pavé, avec un clapotement mou, comme un grand carton qu’on lâche à plat.