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« Tu sembles en savoir un bout, dit Uglúk. Un peu trop pour ton propre bien, je gage. Il se peut qu’à Lugbúrz, on se demande comment ça se fait, et pourquoi. Mais entre-temps, les Uruk-hai d’Isengard vont faire le sale boulot, comme toujours. Reste pas là à baver ! Ramasse ton troupeau ! Les autres porcs se sont cavalés vers la forêt. Tu ferais mieux de les suivre. Tu survivrais pas si t’essayais de retourner au Grand Fleuve. C’est tout de suite ! Hop ! Tu m’auras sur tes talons. »
Les Isengardiens se saisirent une fois de plus de Merry et Pippin, les passant par-derrière leurs épaules ; puis la troupe se mit en branle. Ils coururent des heures et des heures, ne s’arrêtant que par intervalles, le temps de lancer les hobbits à de nouveaux porteurs. En raison de leur rapidité et de leur endurance, ou bien d’une manœuvre secrète de Grishnákh, les Isengardiens doublèrent peu à peu les Orques du Mordor, et les gens de Grishnákh se trouvèrent à fermer la marche. La troupe d’Uglúk gagnait également du terrain sur les Orques du Nord qui la précédaient. La forêt commençait à se rapprocher.
Pippin était meurtri et déchiré de partout ; sa tête endolorie le faisait souffrir, râpée par la joue crasseuse et l’oreille poilue de l’Orque qui le portait. Juste devant, il y avait ces dos courbés, ces jambes épaisses et solides qui montaient et retombaient, montaient et retombaient : infatigables, comme si elles étaient faites de fil de fer et de corne, martelant les secondes cauchemardesques d’un interminable instant.
Dans l’après-midi, la troupe d’Uglúk dépassa celle des Orques du Nord. Ils flanchaient sous les rayons aveuglants du soleil, quoique ce fût un soleil d’hiver dans un ciel pâle et frais : ils avaient la tête basse et la langue pendante.
« Petite vermine ! raillèrent les Isengardiens. Vous êtes cuits. Les Peaux-Blanches vont vous attraper et vous manger. Ils s’en viennent ! »
Un cri venant de Grishnákh montra qu’il ne s’agissait pas d’une simple moquerie. Des cavaliers avaient bel et bien été aperçus, arrivant au triple galop – encore loin derrière les Orques, mais gagnant du terrain, prêts à se répandre sur eux comme la marée sur des voyageurs de la plaine enlisés dans un sable mouvant.
Les Isengardiens se mirent à courir d’un pas redoublé qui ébahit Pippin : un formidable coup de collier comme à la fin d’une course, eût-on dit. Puis il vit que le soleil sombrait, plongeant derrière les Montagnes de Brume : des ombres étendaient leur étreinte sur les terres. Les soldats du Mordor relevèrent la tête et se mirent eux aussi à prendre de la vitesse. La forêt était sombre et proche. Déjà, ils avaient passé quelques arbres isolés. Le terrain commençait à s’élever, la pente se faisait de plus en plus raide ; mais les Orques ne s’arrêtèrent pas pour autant. Uglúk et Grishnákh criaient tous deux, exhortant les leurs à un dernier effort.
« Ils vont finir par y arriver. Ils vont s’échapper », se dit Pippin. En se tordant un peu le cou, il parvint à regarder d’un œil par-dessus son épaule. Il vit que des cavaliers, à l’est, étaient déjà à la hauteur des Orques : ils galopaient sur la plaine. Le couchant dorait leurs casques et leurs lances, et faisait reluire leurs longs cheveux clairs. Ils encerclaient lentement les Orques et empêchaient leur dispersion, les forçant à longer le cours d’eau.
Pippin se demandait bien quelle sorte de gens ce pouvait être. Il regrettait maintenant de ne pas avoir profité du séjour à Fendeval pour s’instruire davantage, étudier plus souvent les cartes, ce genre de choses ; mais la planification du voyage semblait alors en des mains autrement qualifiées, et il n’avait jamais envisagé la possibilité d’être coupé de Gandalf ou de l’Arpenteur, encore moins de Frodo. Au sujet du Rohan, il ne pouvait se rappeler qu’une seule chose : le cheval de Gandalf, Scadufax, en était originaire. Ce qui, en soi, était déjà un encouragement.
« Mais comment vont-ils savoir que nous ne sommes pas des Orques ? pensa-t-il. Ils n’ont probablement jamais entendu parler des hobbits, si loin au sud. Je devrais sans doute me réjouir de voir que ces abominables Orques semblent près d’être anéantis, mais pour ma part je préférerais m’en tirer. » Merry et lui avaient de fortes chances d’être tués avec leurs ravisseurs, avant que les Hommes du Rohan aient pu même s’aviser de leur présence.