Je veux dire que je connais ton père, ainsi que sa condition privilégiée. Naturellement, pour te manifester son affection, il ne refuserait pas de te venir en aide, attendu l'urgence de ta situation. Mais ton père est humain et demain il peut être appelé à la vie spirituelle. Son soutien donc te serait précieux, mais ne cesserait pas pour autant d'être précaire, si tu ne coopères pas de tes propres efforts à résoudre tes problèmes. Et tu vis une phase où tout travail énergique est indispensable. Maintenant que la question familiale est examinée, voyons ta condition professionnelle. Tu as jusqu'à présent été rabbin de la Loi, soucieux des erreurs d'autrui, des discussions relevant de la casuistique, du prestige entre docteurs ; tu gagnais ton argent en surveillant les autres, mais Dieu t'a incité à analyser tes propres égarements, comme pour moi. La terre promise se dessine à nos yeux. Il faut vaincre les obstacles et avancer. Comme docteur de la Loi, cela ne te sera plus possible. Alors il faut recommencer la tâche comme l'homme qui cherchait inutilement de l'or là où il n'y en avait pas. Le problème est le travail, l'effort personnel.
Le jeune homme de Tarse a attardé son regard humide d'émotion sur le vieil homme généreux et s'exclama :
Oui, maintenant je comprends...
Qu'as-tu appris dans ta jeunesse avant ta position conquise ? - a demandé l'ancien
avisé.
Conformément aux coutumes de notre race, mon père m'a ordonné d'apprendre le métier de tisserand, comme vous le savez.
Tu ne pouvais recevoir des mains paternelles un cadeau plus généreux - a ajouté Gamaliel avec un sourire calme - ; ton père a été prévoyant comme tous les chefs de famille du peuple de Dieu en cherchant à éduquer tes mains au travail, avant que ton cerveau ne se remplisse de trop d'idées. Il est écrit que nous devons manger le pain à la sueur de notre front, le travail est l'œuvre sacrée de la vie.
Il marqua une pause comme pour réfléchir plus avant, puis le vieux mentor de sa jeunesse pharisienne dit à nouveau :
Si tu as été un humble tisserand avant de conquérir les titres honorifiques de Jérusalem... Maintenant que tu veux servir le Messie dans la Jérusalem de l'humanité, il est bon que tu redeviennes un modeste tisserand. Les tâches effacées sont de grands maîtres pour l'esprit de soumission. Ne te sens pas humilié en retournant au métier à tisser qui nous apparaît actuellement comme un ami généreux. Tu es sans argent, sans ressources matérielles... À première vue, si l'on considère ta situation de distinction, il serait juste de faire appel à des parents ou à des amis. Mais tu n'es ni malade, ni vieux. Tu as la santé et la force. Ne serait-il pas plus noble de t'en servir pour t'aider toi-même ? Tout travail honnête est cautionné par la bénédiction de Dieu. Être tisserand, après avoir été rabbin, est pour moi plus honorable que de se reposer sur les titres illusoires conquis dans un monde où la majorité des hommes ignore le bien et la vérité.
Saûl comprit la grandeur de ses idées et lui prenant la main, il l'a baisée avec un profond respect en murmurant :
Je n'attendais rien d'autre de votre part que cette franchise et cette sincérité qui illuminent mon esprit. J'apprendrai à nouveau le chemin de la vie, je retrouverai dans le bruit du métier à tisser les douces et amicales stimulations du travail sanctifié. Je cohabiterai avec les plus désertés de la chance, je pénétrerai plus intimement dans leurs douleurs quotidiennes ; en contact avec les afflictions d'autrui je saurai dominer mes propres impulsions inférieures en devenant plus patient et plus humain !...
Pris d'une grande joie, le savant vieillard lui caressa les cheveux et s'exclama ému :
Dieu bénira tes espoirs !...
Pendant un long moment ils restèrent en silence comme désireux de prolonger indéfiniment cet instant glorieux de compréhension et d'harmonie.
Démontrant dans son regard toutes ses inquiétudes, appréhensif, Saûl brisa le silence en disant :
Je prétends reprendre le métier de ma jeunesse, mais je suis sans argent pour le voyage. Si c'était possible, j'exercerais cette profession ici même, à Palmyre...
Il parlait avec hésitation, laissant percevoir à son vénérable ami la honte éprouvée à lui faire cette confession.