L'ex-rabbin reçut ce reproche avec une grande sérénité exprimée dans son regard. Au fond, il se sentait blessé dans son amour-propre. Les réminiscences de l'« homme vieux » qui étaient en lui exigeaient une réaction et une réparation immédiate, à cet instant même, devant tout le monde. Il voulut réagir, exiger la parole, obliger ses compagnons à l'entendre, mais il se sentait prisonnier d'émotions incoercibles qui retenaient ses élans explosifs. Immobile, il remarqua que d'anciens amis de Damas abandonnaient l'enceinte calmement sans même le saluer. Il observa, aussi, que les prêtres de Citium, à leur regard sympathisant, semblaient le comprendre, tandis que Sadoc le fixait avec ironie, un sourire triomphant sur les lèvres. C'était le reniement qui arrivait. Habitué aux applaudissements où qu'il soit, il avait été victime de sa propre illusion, croyant que pour parler de Jésus avec succès, les lauriers éphémères déjà conquis au monde pourraient suffire. Il s'était trompé. Ses comparses le mettaient de côté comme s'il était inutile. Rien ne lui faisait plus mal que d'être ainsi désapprouvé quand brûlait en lui sa dévotion sacerdotale. Il aurait préféré qu'ils le châtient, qu'ils l'arrêtent, qu'ils le flagellent, mais pas qu'ils lui ôtent l'occasion de discuter, de triompher de tous en les convainquant par la logique de ses idées. Cet abandon le blessait profondément, car avant toute considération, il reconnaissait ne pas œuvrer dans son intérêt personnel, par vanité ou par égoïsme, mais pour les coreligionnaires demeurés eux-mêmes prisonniers des conventions rigides et inflexibles de la Loi. Peu à peu la synagogue devint déserte, sous la chaleur ardente des premières heures de l'après-midi. Saûl s'est assis sur un banc brut et se mit à pleurer. La lutte entre sa vanité d'autrefois et le renoncement à soi-même commençait. Pour réconforter son âme oppressée, il s'est souvenu du récit d'Ananie, au chapitre où Jésus dit au vieux disciple qu'il lui montrerait combien il importait de souffrir par amour pour son nom.
Contrarié, il a quitté le Temple à la recherche de son bienfaiteur afin de trouver un peu de réconfort auprès de lui.
Ananie ne fut pas surpris par l'exposition des faits relatés.
Je me vois entouré d'énormes difficultés - dit Saûl un peu perturbé. - Je me sens dans le devoir de répandre la nouvelle doctrine en rendant nos semblables heureux ; Jésus a rempli mon cœur d'énergies inespérées, mais la sécheresse des hommes effraierait les plus forts.
Oui - a expliqué l'ancien avec patience -, le Seigneur t'a conféré la tâche du semeur ; tu as beaucoup de bonne volonté, mais que fait un homme en recevant une mission de cette nature ? Avant tout, il cherche à rassembler les pièces dans sa cagnotte personnelle pour que l'effort soit profitable.
Le néophyte perçut la portée de la comparaison et a demandé :
Mais que voulez-vous dire par là ?
Je veux dire qu'un homme à la vie pure et droite sans commettre d'erreurs dans ses bonnes intentions, est toujours prêt à planter le bien et la justice sur le chemin qu'il parcourt ; mais celui qui s'est déjà trompé, ou qui garde quelques fautes, a besoin de témoigner par sa propre souffrance avant d'enseigner. Ceux qui ne seront pas complètement purs, ou qui n'ont pas souffert en chemin, ne sont jamais bien compris par ceux qui entendent simplement leurs paroles. Contre leurs enseignements, il y a leur propre vie. En outre, tout ce qui est de
Dieu demande une grande paix et une profonde compréhension. Dans ton cas, tu dois penser à la leçon de Jésus qui est resté pendant trente ans parmi nous, se préparant à supporter notre présence pendant seulement trois. Pour recevoir une tâche du ciel, David a vécu avec la nature gardant des troupeaux ; pour ouvrir la route au Sauveur, Jean Baptiste a médité pendant longtemps dans les déserts austères de la Judée.
Le bon sens affectueux d'Ananie tombait dans son âme oppressée comme un baume vitalisant.
Quand tu auras plus souffert - continua le bienfaiteur et ami sincère -, tu auras trouvé la compréhension des hommes et des choses. Seule la douleur nous enseigne à être humains. Quand la créature entre dans la période la plus dangereuse de l'existence, après l'enfance matinale et avant la nuit de la vieillesse ; quand la vie regorge d'énergies, Dieu lui envoie des enfants pour qu'avec ses travaux son cœur s'attendrisse. D'après ce que tu m'as confessé, il est possible que tu ne sois jamais père, mais tu auras les enfants du Calvaire de toute part. N'as-tu pas vu Simon Pierre, à Jérusalem, entouré de malheureux ? Naturellement, tu trouveras un foyer plus grand sur terre où tu seras appelé à exercer la fraternité, l'amour, le pardon... Il faut mourir pour le monde, pour que le Christ vive en nous...