Avant d’aller voir Bassam, je me souviens, je me suis baigné. C’était une belle matinée de printemps, j’avais dormi dans une anfractuosité au bas de la falaise, en direction du cap Spartel, à quelques kilomètres du centre de Tanger, après avoir englouti une boîte de thon et un bout de pain, enfumé par un feu de bouts de cageots et de journaux. Je m’étais enveloppé dans le long manteau de laine chapardé sur un marché qui m’avait accompagné tout l’hiver et je m’étais assoupi, bercé par le ressac. Au matin la Méditerranée était calme, calme et d’un bleu dense, le soleil levant caressait doucement les taches de sable entre les rochers. Tant pis, j’allais me les geler mais j’avais trop envie de cette beauté, de ce repos liquide. L’eau était atrocement froide. Je me suis réchauffé un peu en nageant vite vers le nord, une centaine de mètres peut-être, le courant était fort, j’ai dû lutter pour rejoindre la côte. Je me suis effondré sur un coin de sable, au soleil ; il n’y avait pas de vent, juste la caresse tiède de la silice, je me suis rendormi, épuisé et presque heureux. Quand je me suis réveillé deux ou trois heures plus tard, le soleil d’avril chauffait dur et j’étais affamé. J’ai mangé le reste du pain de la veille, bu beaucoup d’eau ; j’ai replié le manteau dans mon sac, remis un peu d’ordre dans mes vêtements — ma chemise était déchirée à l’aisselle, des taches de cambouis dans le dos ; mon pantalon était tout élimé à l’ourlet ; on ne distinguait plus les rayures de ma veste grise, obtenue dans un centre de solidarité islamique pour déshérités. Je me sentais en forme, malgré tout. Bassam me filerait bien une chemise propre et un futal. Je ne l’avais pas vu depuis la fin décembre, depuis mon départ pour Casa ; il m’avait aidé autant qu’il avait pu, en me donnant un peu d’argent, de la bouffe et même, une fois, des nouvelles de Meryem : sa mère l’avait envoyée vivre chez sa sœur au fin fond du Rif. Autant dire en prison. Bassam continuait à échafauder des plans sur la comète pour se rendre en Espagne et la dernière fois qu’on s’était vus, toujours au même endroit, face au Détroit, face à Tarifa l’inatteignable, il m’avait dit ne t’inquiète pas. Va à Casa et quand tu reviendras j’aurai trouvé un moyen pour nous faire passer de l’autre côté. Je ne voyais toujours pas ce que nous pourrions bien foutre en Espagne sans papiers et sans argent, à part vagabonder, finir par se faire arrêter et expulser, mais bon, c’était un beau rêve.
Je suis passé chez lui vers midi ; je savais que son père serait au travail. Retrouver les rues du quartier m’a brûlé le cœur. J’ai marché très vite, évité soigneusement de passer devant l’épicerie familiale, je suis arrivé jusqu’à l’immeuble de Bassam, je suis monté en trombe et j’ai frappé à sa porte comme un fou, comme si j’étais poursuivi. Il était là. Il m’a reconnu tout de suite, ce qui m’a rassuré sur mon aspect. Il m’a fait entrer. Il m’a reniflé et m’a dit que je ne puais pas tant que ça, pour un vagabond. Ça m’a fait marrer. C’est possible, en effet, mais j’aimerais quand même bien me doucher et manger un morceau, j’ai dit. J’avais l’impression d’être enfin arrivé quelque part. Il m’a passé des vêtements propres, je suis resté peut-être une heure dans la salle de bains. Je n’aurais jamais pensé que l’eau à volonté puisse être un luxe divin. Entre-temps il m’avait préparé un petit-déjeuner, des œufs, du pain, du fromage. Il souriait tout le temps, avec des airs de conspirateur. Il m’a à peine demandé ce que j’avais foutu pendant les derniers trois mois, juste : alors, c’était bien, Casa ? — sans insister. Il était agité, n’arrêtait pas de se lever et de se rasseoir, toujours le sourire aux lèvres. Vas-y, accouche, j’ai fini par dire. Il a fait une tête comme s’il avait volé un poulet. Quoi accouche ? Pourquoi tu dis ça ? Bon, OK, je te raconte, je crois que j’ai trouvé quelque chose pour toi, un endroit où tu pourras rester tranquille, où on s’occupera de toi. Il a repris son air de conspirateur souriant. C’est quoi cet endroit, un asile ? J’imaginais qu’il y avait derrière tout cela un projet de voyage insensé, une de ces histoires à la Bassam. Non mon vieux, non, pas un asile, ni même un hôpital, mieux encore : une mosquée.
Qu’est-ce que tu veux que j’aille foutre à la mosquée, j’ai demandé.
Ce n’est pas un endroit comme les autres, a répondu Bassam, tu vas voir, ce sont des gens différents.