Effectivement, pour ça oui, ils étaient différents. Barbus, habillés de stricts costumes sombres. À part ça il est vrai qu’ils étaient plutôt sympathiques et généreux, ces Islamistes. Le Cheikh Nouredine (il se faisait appeler Cheikh, mais il ne devait pas avoir plus de quarante ans) m’a demandé de lui raconter mon histoire, après que Bassam m’a présenté : voilà celui dont je t’ai parlé, Cheikh, c’est un vrai croyant, mais il est dans le besoin. Alors Dieu pourvoira, a répondu l’autre. La mosquée n’était pas vraiment une mosquée, c’était un rez-de-chaussée d’immeuble, avec des tapis par terre et une plaque de cuivre sur la porte qui disait “Groupe musulman pour la Diffusion de la Pensée coranique”. Bassam avait l’air très fier de leur amener une brebis égarée. J’ai tout raconté dans les détails, ou presque. Le Cheikh Nouredine m’écoutait attentivement en me regardant dans les yeux, sans avoir l’air surpris, comme s’il connaissait déjà toute l’histoire. Quand j’ai terminé il est resté un moment silencieux sans cesser de me fixer, et il m’a demandé : tu es croyant ? J’ai réussi à répondre oui sans avoir l’air d’hésiter. Tu n’as pas fauté, mon jeune ami. Tu t’es laissé prendre au piège de cette fille. C’est elle la responsable, et ton père n’a pas été juste. Tu as été faible, c’est certain, mais c’est ta jeunesse qui a parlé. C’est ton père le coupable, il aurait dû surveiller davantage les femmes de sa famille, leur enjoindre la décence. Si ta cousine avait été décente, rien de tout cela ne se serait produit. Bassam l’a interrompu : Cheikh, son père crie dans tout le quartier qu’il n’a plus de fils, qu’il l’a déshérité.
Nouredine a souri tristement. Ces choses s’arrangeront peut-être avec le temps. L’important, c’est toi maintenant. Bassam me dit que tu es pieux, sérieux, travailleur et que tu aimes les livres, c’est exact ? Tout à fait. Euh, je veux dire pour les livres, j’ai bredouillé.
En cinq minutes j’étais engagé comme libraire du Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique ; on m’offrait une minuscule chambre qui donnait sur l’arrière et un salaire. Pas un pont d’or, mais un peu d’argent de poche quand même. Je n’en revenais pas. Je remerciai avec effusion le Cheikh Nouredine, tout en m’attendant à ce qu’un imprévu fasse capoter l’affaire. Mais non. Un vrai miracle. Ils m’ont donné quelques dirhams d’avance, pour aller m’acheter des vêtements et des chaussures ; Bassam m’a accompagné. Il était très fier et souriait tout le temps. Je te l’avais bien dit, il disait, je t’avais bien dit que j’avais trouvé une solution. Tu vois que ça sert d’aller à la mosquée, il disait.
Il avait rencontré ce Groupe de la Pensée à la prière du vendredi, avec son père. À force de les voir, ils avaient sympathisé, et voilà. C’est des gens comme il faut, disait Bassam. Ils reviennent d’Arabie et sont pleins de fric.
On a parcouru le centre-ville comme des nababs pour m’acheter trois chemises, deux pantalons, des caleçons et des chaussures noires un peu étroites au bout, un rien pointues, qui avaient de la gueule. J’ai aussi fait l’acquisition d’un peigne, d’une lotion pour les cheveux et de cirage, j’étais de nouveau fauché, ou presque, mais heureux, et Bassam aussi, pour moi. Il était si content que je sois tiré d’affaire, ça faisait plaisir à voir. Ça me réchauffait le cœur au moins autant que les pompes vernies. Je l’ai pris dans mes bras et ai ébouriffé sa tignasse frisée. Maintenant, on va se changer et après faire un tour, j’ai dit. On va aller draguer les filles, se dégotter deux jolies touristes et leur faire découvrir le paradis d’Allah. Et peut-être même qu’elles nous paieront une paire de bières après pour nous remercier. Bassam a grommelé je ne sais quoi, et puis oui oui, bonne idée, pourquoi pas. Il savait très bien qu’à moins d’un deuxième miracle dans la même journée on ne tomberait jamais sur deux minijupes accueillantes, mais il a joué le jeu. En rentrant à la Diffusion de la Pensée coranique pour étrenner mes frusques, il y avait du monde ; c’était l’heure de la prière de l’après-midi et on n’y a pas coupé. J’ai fait quatre prosternations derrière le Cheikh Nouredine, ça m’a paru très long.