Mais j’avais l’espoir qu’un de mes baisers sorte Judit de sa maladie, qu’un jour elle se réveille et décide d’être avec moi à nouveau, à plein temps. Et puis malgré les conditions, malgré la grande misère de la rue des Voleurs, je n’étais pas mal loti — j’avais juste la sensation d’être en escale ; la vraie vie n’avait toujours pas commencé, sans cesse remise à plus tard : ajournée à la Diffusion de la Pensée coranique partie en flammes ; différée sur l’
C’est le Cheikh Nouredine qui m’a prévenu, par un bref message ; c’est une drôle de chose que la vie, un mystérieux arrangement, une logique sans merci pour un destin futile. Il venait me rendre visite. Il devait passer à Barcelone pour une réunion, pour affaires. J’étais heureux, je l’avoue, de le revoir, un peu inquiet, aussi — l’écho de l’attentat de Marrakech planait encore, un an après. L’incendie du Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique aussi. Des questions que j’avais ressassées si longtemps — elles s’étaient petit à petit vidées de leur sens.
Le Cheikh Nouredine était puissant — il disparaissait à son gré pour revenir quand bon lui semblait, depuis l’Arabie ou le Qatar, bras désarmé d’une fondation pieuse, sans problèmes de passeport, de visa, d’argent. Toujours élégant, en costume, avec une chemise blanche, sans cravate bien sûr, une courte barbe bien taillée, une petite valise noire ; il parlait posément, souriait, riait même parfois ; sa voix savait passer de la douceur de la fraternité aux cris du combat, je les entends encore parfois dans mon sommeil, ces discours sur la bataille de Badr,
on avait l’impression qu’il connaissait tout le Coran par cœur,
Retrouver le Cheikh Nouredine, c’était un Signe : une partie de moi, de ma vie, de mon enfance réapparaissait à Barcelone, et malgré les doutes, les mystères, la honte liée à l’expédition nocturne des bastonneurs de Tanger, un peu de lumière entrait dans la rue des Voleurs.