Quitter Judit était d’une grande tristesse — je redescendais toujours à pied carrer Robadors, pour éviter un possible contrôle dans le métro, monde souterrain hostile, peuplé de vigiles et de chiens muselés, et il me fallait tout le trajet pour me débarrasser un peu du chagrin, de la douleur que me provoquait son état. Même si, d’après son médecin, il n’y avait rien d’alarmant, juste une faiblesse passagère, fruit de différents facteurs, cette maladie était une saloperie injuste qui me privait de la seule présence qui m’importait.
Du coup, je m’étais remis à écrire — des poèmes si mauvais comparés à ceux de mes modèles que je les détruisais immédiatement, ce qui rendait cette activité au moins aussi désespérante que l’absence de Judit, retenue dans son éternel assoupissement.
Le monde était comme suspendu, arrêté ; j’attendais qu’il bascule, qu’un événement se produise — sa destruction dans les flammes de la Révolution, ou un nouveau coup du Destin.
Souvent, je déjeunais seul dans le petit restaurant marocain de la rue des Voleurs, où l’on aurait pu se croire à Tanger : même bouffe, mêmes serveurs, mêmes couleurs, ça me rappelait la cantine où le Cheikh Nouredine nous emmenait déjeuner après la mosquée le vendredi, sauf qu’à présent j’y allais seul ; dans la salle un couple de junkies commandait une chorba pour deux, ils s’asseyaient côte à côte, épaule contre épaule pour se soutenir, et n’arrivaient même pas à finir le plat unique.
L’endroit me remplissait de nostalgie, et je m’en voulais chaque fois : j’avais souhaité venir jusqu’à Barcelone, ce n’était pas pour pleurer dans mon assiette au souvenir de Tanger. Je pensais à ma mère, à ma famille, à Bassam bien sûr.
Je me rendais compte que je n’allais plus très souvent à la mosquée, juste le vendredi midi, et encore, de temps en temps. Je lisais le Coran et son commentaire, parfois, c’est vrai, mais de plus en plus rarement. J’avais du mal à retrouver la concentration que demande la prière ; j’avais l’impression de ne plus être disponible pour Dieu, d’accomplir un simulacre mécanique. La foi était une peau morte que Cruz et les lectures m’avaient arrachée ; il ne me restait que la pratique religieuse et elle paraissait bien vide, simples prosternations sans écho.
Parfois je me prenais à m’imaginer à Paris, ou à Venise ; si j’avais eu un passeport en règle j’aurais bien aimé m’y rendre : Paris pour acheter des polars, voir la Seine ; Venise pour visiter la ville de Casanova, retrouver les lieux de ses frasques, naviguer sur la lagune.
À aucun moment, dans ses voyages, Ibn Batouta ne parle de passeport, de papiers, de sauf-conduit ; il semble voyager à sa guise et ne craindre que les brigands, comme Saadi le marin craignait les pirates. C’était désolant de penser qu’aujourd’hui, pour peu qu’on soit assassin, voleur ou même juste arabe, on ne pouvait pas si simplement visiter la Sérénissime ou la Ville Lumière. J’ai bien pensé un moment à utiliser les réseaux de la rue des Voleurs pour me faire établir une nouvelle identité, mais ce que je savais par pure expérience livresque, c’est que c’était très difficile et souvent peu efficace, par les temps qui couraient, à moins de choisir un passeport libyen, soudanais ou éthiopien qui, sans l’autocollant mordoré et chatoyant du visa Schengen, ne servait à rien. S’il n’y avait pas eu Judit, je crois que j’aurais tenté le tout pour le tout, je serais retourné à Algésiras, j’aurais essayé de franchir clandestinement la douane du port dans l’autre sens, ce qui ne devait pas être bien compliqué, et une fois au Maroc, je n’aurais eu qu’à prier pour que les gabelous de la Mère Patrie n’aient jamais entendu parler de moi et me laissent rentrer au bercail. Ensuite, je me serais installé à Tanger avec mon magot, avant de retourner à mes soldats morts et à Jean-François Bourrelier, le champion de la saisie kilométrique. Et quelques années plus tard, une fois mes crimes prescrits, enrichi sur le dos d’un million trois cent mille Poilus crevés, j’aurais demandé un visa de touriste pour aller à Venise et à Paris, et voilà.