Ce ne fut pas une maladie bien grave. Ce fut ma maladie, celle que je devais connaître à plusieurs reprises et que j’avais déjà connue ; car chacun de nous a sa maladie particulière comme son hygiène et sa santé, et qu’il est difficile de déterminer tout à fait. Ce fut une maladie assez longue ; elle dura plusieurs semaines ; comme il arrive toujours, elle me rendit un peu de calme. Les images qui m’avaient obsédé durant la fièvre s’en allaient avec elle ; il ne m’en restait plus qu’une honte confuse, pareille à ce mauvais goût que laisse derrière lui l’accès, et le souvenir se brouilla dans ma mémoire obscurcie. Alors, comme une idée fixe ne disparaît un moment que si une autre la remplace, je vis lentement grandir ma seconde obsession. La mort me tenta. Il m’a toujours semblé bien facile de mourir. Ma façon de concevoir la mort ne différait guère de mes imaginations sur l’amour : j’y voyais une défaillance, une défaite qui serait douce. De ce jour, durant toute mon existence, ces deux hantises ne cessèrent d’alterner en moi ; l’une me guérissait de l’autre et aucun raisonnement ne me guérissait des deux. J’étais couché dans mon lit d’infirmerie ; je regardais, à travers la vitre, le mur gris de la cour voisine, et des voix rauques d’enfants montaient. Je me disais que la vie serait éternellement ce mur gris, ces voix rauques, et ce malaise d’un trouble caché. Je me disais que rien n’en valait la peine, et qu’il serait aisé de ne plus vouloir vivre. Et lentement, comme une sorte de réponse que je me faisais à moi-même, une musique montait en moi. C’était d’abord une musique funèbre, mais elle cessait bientôt de pouvoir être appelée ainsi, car la mort n’a plus de sens où la vie n’atteint pas, et cette musique planait beaucoup au-dessus d’elles. C’était une musique paisible, paisible parce qu’elle était puissante. Elle emplissait l’infirmerie, elle me roulait sous elle comme dans le bercement d’une lente houle régulière, voluptueuse, à laquelle je ne résistais pas, et pendant un instant je me sentais calmé. Je n’étais plus un jeune garçon maladif effrayé par soi-même : je me croyais devenu ce que j’étais vraiment, car tous nous serions transformés si nous avions le courage d’être ce que nous sommes. À moi, qui suis trop timide pour rechercher des applaudissements, ou même pour les supporter, il me semblait facile d’être un grand musicien, de révéler aux gens cette musique nouvelle, qui battait en moi à la façon d’un cœur. La toux d’un autre malade, dans un coin opposé de la chambre, l’interrompait tout à coup, et je m’apercevais que mes artères battaient trop vite, tout simplement.
Je guéris. Je connus les émotions de la convalescence et ses larmes à fleur de paupière. Ma sensibilité, affinée par la souffrance, répugnait davantage à tous les froissements du collège. Je souffrais du manque de solitude et du manque de musique. Toute ma vie, la musique et la solitude ont joué pour moi le rôle de calmants. Les combats intérieurs, qui s’étaient livrés en moi sans que je m’en aperçusse, et la maladie, qui les avait suivis, avaient épuisé mes forces. J’étais si faible que je devins très pieux. J’avais la spiritualité facile que donne toute grande faiblesse ; elle me permettait de mépriser plus sincèrement ce dont je vous parlais tout à l’heure, et à quoi il m’arrivait de penser encore. Je ne pouvais plus vivre dans un milieu souillé pour moi. J’écrivis à ma mère des lettres absurdes, exagérées et cependant vraies, où je la suppliais de me retirer du collège. Je lui disais que j’y étais malheureux, que je voulais devenir un grand musicien, que je ne lui coûterais plus d’argent, que j’arriverais vite à me suffire à moi-même Et pourtant, le collège m’était devenu moins odieux qu’autrefois. Plusieurs de mes condisciples, qui d’abord m’avaient brutalisé, se montraient maintenant un peu meilleurs pour moi ; j’étais si facile à contenter que j’en éprouvais une grande reconnaissance ; je pensais que je m’étais trompé et qu’ils n’étaient pas méchants. Je me souviendrai toujours qu’un jeune garçon, auquel je n’avais presque jamais parlé, s’étant aperçu que j’étais fort pauvre et que ma famille ne m’envoyait presque rien, voulut absolument partager avec moi je ne sais quelles douceurs. J’étais devenu d’une sensibilité ridicule qui m’humiliait moi-même ; j’avais un tel besoin d’affection que cela me fit fondre en larmes, et je me rappelle que j’eus honte de mes larmes comme d’une sorte de péché. De ce jour, nous fûmes amis. En d’autres circonstances, ce commencement d’amitié m’eût fait souhaiter de remettre mon départ : il me confirma au contraire dans mon désir de m’en aller, et cela le plus tôt possible. J’écrivis à ma mère des lettres encore plus pressantes. Je la priai de me reprendre sans retard.