Marie n’était pas intelligente, ni peut-être très bonne, mais elle était serviable, comme sont les pauvres gens qui savent la nécessité de l’entraide. Il semble que la solidarité se dépense, chez eux, en petite monnaie journalière. On doit être reconnaissant des moindres bons procédés ; c’est pourquoi je parle de Marie. Elle n’avait d’autorité sur personne ; elle aimait, je pense, à en avoir sur moi ; elle me donnait des conseils sur la façon de me vêtir chaudement, ou d’allumer mon feu, et s’occupait à ma place de petits riens utiles. Je n’ose dire que Marie me rappelait mes sœurs ; pourtant, je retrouvais là ces doux gestes de femme, qu’enfant j’avais aimés. On voyait qu’elle s’efforçait d’avoir de belles manières, et c’est déjà méritoire. Marie croyait aimer la musique ; elle l’aimait véritablement : par malheur, elle avait très mauvais goût. C’était un mauvais goût presque touchant à force d’être ingénu ; les sentiments les plus conventionnels lui paraissaient les plus beaux : on eût dit que son âme, comme sa personne, se contentait de parures fausses. Marie pouvait mentir le plus sincèrement du monde. Je suppose qu’elle vivait, comme la plupart des femmes, d’une existence imaginaire où elle était meilleure et plus heureuse que dans l’autre. Par exemple, si je l’avais interrogée, elle m’aurait affirmé n’avoir jamais eu d’amants ; elle aurait pleuré si je ne l’avais pas crue. Elle avait, au fond d’elle-même, le souvenir d’une enfance vécue à la campagne, dans un milieu très honorable, et celui d’un vague fiancé. Elle avait aussi d’autres souvenirs, dont elle ne parlait pas. La mémoire des femmes ressemble à ces tables anciennes dont elles se servent pour coudre. Il y a des tiroirs secrets ; il y en a, fermés depuis longtemps et qui ne peuvent s’ouvrir ; il y a des fleurs séchées qui ne sont plus que de la poussière de roses ; des écheveaux emmêlés, quelquefois des épingles. La mémoire de Marie était très complaisante : elle devait lui servir à broder son passé.
J’allais chez elle, le soir, lorsqu’il commençait à faire froid, et que j’avais peur d’être seul. Notre conversation était certainement insipide, mais il y a je ne sais quoi d’apaisant, pour ceux qui se tourmentent sans cesse, à entendre une femme parler de choses insignifiantes. Marie était paresseuse : elle ne s’étonnait pas que je travaillasse très peu. Je n’ai rien d’un prince de légende. J’ignorais que les femmes, surtout lorsqu’elles sont pauvres, croient souvent avoir rencontré le personnage de leurs rêves, même lorsque la ressemblance est extrêmement lointaine. Ma situation, et peut-être mon nom, avaient pour Marie un prestige romanesque, que je concevais mal. Bien entendu, je lui avais toujours montré la plus grande réserve ; elle en était flattée, au commencement, comme d’une délicatesse dont elle n’avait pas l’habitude. Je ne devinais pas ses pensées, lorsqu’elle cousait en silence ; je croyais simplement qu’elle me voulait du bien ; et puis, certaines idées ne me venaient même pas.
Peu à peu, je m’aperçus que Marie se montrait beaucoup plus froide. Il y avait, dans ses moindres paroles, une sorte de déférence agressive, comme si elle s’était subitement rendu compte que je sortais d’un milieu jugé très supérieur au sien. Je sentais qu’elle était fâchée. Je ne m’étonnais pas que l’affection de Marie fût passée : tout passe. Je voyais seulement qu’elle était triste ; j’avais la naïveté de ne pas deviner pourquoi. Je croyais impossible qu’elle soupçonnât certain côté de mon existence ; je ne me rendais pas compte qu’elle s’en fût peut-être moins scandalisée que moi-même. Enfin, d’autres circonstances survinrent ; je dus me loger dans une maison plus pauvre, ma chambre étant devenue trop coûteuse pour moi. Je ne revis jamais Marie. Comme il est difficile, quelques précautions qu’on prenne, de ne pas faire souffrir...