J’allais avoir dix-neuf ans. Ma mère tenait à ce que je ne partisse qu’après mon anniversaire ; je revins donc à Woroïno. Durant les quelques semaines que j’y passai, je n’eus à me reprocher aucun acte, et presque aucun désir. J’étais naïvement occupé de préparer mon départ ; je désirais m’en aller avant le temps de Pâques, qui ramène dans le pays trop d’étrangers. Le dernier soir, je fis mes adieux à ma mère. Nous nous séparâmes simplement. Il y a quelque chose de blâmable à se montrer trop tendre, lorsqu’on s’en va, comme pour se faire regretter. Puis, les baisers voluptueux nous désapprennent les autres ; on ne sait plus, ou l’on n’ose plus. Je voulais partir le lendemain de très bonne heure, sans déranger personne. Je passai la nuit dans ma chambre, devant ma fenêtre ouverte, à imaginer mon avenir. C’était une nuit immense et claire. Le parc n’était séparé du grand chemin que par une grille ; des gens attardés passaient sur la route en silence ; j’entendais dans l’éloignement leurs pas lourds ; soudain, leur chant triste monta. Il se peut que ces pauvres gens ne pensaient, ne souffraient qu’obscurément, à la façon des choses. Mais leur chant contenait ce qu’ils pouvaient avoir d’âme. Ils chantaient seulement pour alléger leur marche ; ils ne savaient pas ce qu’ils exprimaient ainsi. Je me souviens d’une voix de femme, si limpide qu’elle aurait pu voler sans fatigue, indéfiniment, jusqu’à Dieu. Je ne croyais pas impossible que la vie tout entière devînt une ascension pareille ; je me le promis solennellement. Il n’est pas difficile de nourrir des pensées admirables lorsque les étoiles sont présentes. Il est plus difficile de les garder intactes dans la petitesse des journées ; il est plus difficile d’être devant les autres ce que nous sommes devant Dieu.
J’arrivai à Vienne. Ma mère m’avait inculqué contre l’Autriche toutes les préventions des Moraves ; je passai une première semaine si cruelle que j’aime mieux n’en rien dire. Je pris une chambre dans une maison assez pauvre. J’étais plein de bonnes intentions ; je me rappelle que je croyais pouvoir ranger méthodiquement mes désirs et mes peines, comme on range les objets dans le tiroir d’un meuble. Il y a, dans les renoncements de la vingtième année, un enivrement amer. J’avais lu, j’ignore dans quel livre, que certains troubles ne sont pas rares, à une époque déterminée de l’adolescence ; j’antidatais mes souvenirs pour me prouver qu’il s’agissait d’incidents très banals, limités à une période de la vie que j’avais dépassée. Je ne songeais même pas aux autres formes du bonheur ; il me fallait donc choisir entre mes penchants, que je jugeais criminels, et une renonciation complète qui n’est peut-être pas humaine. Je choisis. Je me condamnai, à vingt ans, à l’absolue solitude des sens et du cœur. Ainsi commencèrent plusieurs années de luttes, d’obsessions, de sévérité. Il ne m’appartient pas de dire que mes efforts furent admirables ; on pourrait dire qu’ils furent insensés. En tout cas, c’est quelque chose que de les avoir faits ; ils me permettent aujourd’hui de m’accepter plus honorablement moi-même. Justement parce que j’aurais pu trouver, dans cette ville inconnue, des occasions plus faciles, je me crus tenu de les repousser toutes ; je ne voulais pas manquer à la confiance qu’on m’avait montrée en me laissant partir. Pourtant, il est étrange de voir avec quelle rapidité nous nous habituons à nous-mêmes ; je trouvais méritoire de renoncer à ce dont, quelques mois plus tôt, je croyais avoir horreur.