Encore une considération générale. On a annoncé cette levée de milices, sans parler auparavant au gros de la nation, sans l’instruire des vues du gouvernement, des besoins de l’État. Tant qu’il n’est question que de recrues militaires on peut se passer de les explications. Mais quand il s’agit d’une levée en masse, la nation sent le besoin qu’on a d’elle, et elle veut qu’on lui parle, et on a le droit. Aussi cette faute a-t-elle produit même en Russie des mésententes qui auraient pu devenir sérieuses. La coutume fait passer sur tout ce qui est de coutume, mais tout ce qui est extraordinaire doit être motivé. Dans ces cas-ci toute nation, quelque soumise qu’elle soit, se ressouvient qu’elle a une raison, et chaque individu, quelque borné qu’il soit, a une grande opinion de la sienne.
Je passe de ces réflexions générales au moment présent dans les provinces conquises. La Diète de Reval est terminée, et a décrété, que malgré tout le danger qu’elle sent, malgré les clameurs et la frayeur de la majorité, on obéirait sans Vous faire de représentations. Pourquoi? Parce que les orateurs de la Diète ont prouvé à la majorité que les représentations découvriraient le faible de la noblesse, que Vous pourriez lui demander pourquoi on ne peut pas se fier à ses paysans comme aux russes, et agir après la mise en conséquence. Les orateurs ont fait entendre à la majorité que les milices sont le meilleur moyen de se défaire des esprits turbulents – comme si dans un moment pareil tous les esprits n’étaient pas turbulents! Si l’on veut partir de ce principe il ne faut pas enlever le quart ou le tiers des hommes en état de porter les armes, mais tous; il faut opérer une émigration générale.
Dans le petit voyage que je viens de faire en Estonie, j’ai entendu le gentilhomme parler individuellement; j’ai vu sa terreur, j’ai lu les lettres désolantes qu’on s’écrit, et l’on m’a instamment prié de travailler à parer le coup fatal. – Sivers n’est sûrement pas un poltron et Vous savez qu’il a été du même avis que moi, avant que nous ayons pu nous aboucher là-dessus.
Je joins un feuillet à part qui contient les raisons particulières qui existent contre l’armement des provinces conquises, aussi brièvement exprimées que j’ai pu, et les moyens de se dispenser de cet armement d’une manière avantageuse à l’État.
Pesez ces raisons. Votre Parrot Vous les doit, et Vous les donne comme tout ce qu’il Vous a donné jusqu’à présent, persuadé qu’il augmente le nombre de ses ennemis. Ma démarche inspirée par le désir de sauver cette noblesse qui me hait sera un nouveau crime à ses yeux, ou au moins de ses chefs.
Annexe
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Le lette et l’estonien n’a aucun esprit militaire; on n’en fera donc que de mauvaises milices. Il ne peut avoir d’esprit militaire parce qu’il a été 100 ans sans faire la guerre. Le russe a fait la guerre de tout temps, et heureusement; les milices russes fourniront donc d’excellents soldats après quelques semaines d’exercice, pourvu que l’exercice soit simple. Le but des milices ne doit pas être seulement d’opposer une grande masse à l’ennemi s’il repousse et affaiblit nos armées, mais surtout de fournir une nouvelle armée disciplinée.
Les milices restant dans leurs foyers sont trop dispersées pour se réunir à temps contre une armée victorieuse; la masse totale des milices ne peut être concentrée, parce qu’elle manquerait de vivres.
La vraie manière de tenir le meilleur parti des milices est d’en concentrer une partie sur les frontières, à portée de l’armée qu’on veut recruter, et cette partie à concentrer doit être la meilleure.
Les milices lettoises et estoniennes sont au moins suspectes. Le paysan dit tout haut qu’il attend Bonaparte comme son libérateur. Il faudra donc garder ces milices par d’autres milices ou par des soldats de ligne. Ce sont donc des secours négatifs qu’on se donne par là. La plus grande difficulté sera de les lever; s’ils s’opposaient, comme il est infiniment vraisemblable, comment faire sans force armée? Si par-ci par-là quelque seigneur veut employer la violence, comment empêcher les premiers massacres, et s’ils commencent, ce sera le feu dans une forêt.
On viendra à bout d’éteindre ce feu de rébellion quand la moitié des seigneurs seront massacrés et la moitié des terres ruinées. Mais encore il faudra des soldats; la ruine des provinces sera le moindre des maux qui en résultera. Non seulement l’armée aura un ennemi de plus à combattre mais aussi la famine et l’opinion, qui décide dans tous les projets où de grandes masses se meuvent. Le polonais indécis se déclarera courageusement pour l’ennemi et renforcera et approvisionnera son armée.
Il faut donc supprimer les milices lettes et estoniennes, et la victoire que Benningsen a remportée servira de prétexte; on peut déclarer une grande partie du danger passée; mais il faut se hâter afin que cette mesure ne paraisse pas faiblesse si elle venait après le commencement des désordres.