Mais il ne suffit pas de connaître les manœuvres de l’Angleterre; cette connaissance prouve seulement une grande vérité, que la Russie se trouve seule aux prises avec l’ennemi de cette puissance. Il faut prendre des mesures. Quant à l’Angleterre elles se dictent d’elles-mêmes. Il faut faire bonne mine à mauvais jeu et traîner les négociations en longueur. La dignité de la Russie défend tout traité de commerce dans ce moment, et Votre probité Vous défend de signer un traité pour le rompre à la fin de la campagne. Ne passez plus l’Angleterre d’entrer dans la Baltique. Les circonstances peuvent tourner tellement que la flotte anglaise menacerait Cronstadt ou Reval. Danzig comme forteresse est peu de chose; mais comme port, et à portée de la grande armée française, de la plus grande importance. Bonaparte possède sur les bords de la Baltique Elbing, Stettin, Rostok, Lubek et Hamburg. Danzig est le chaînon principal d’une chaîne qui n’est plus interrompue que par Colberg et Stralsund. Danzig lui fournit les moyens de terminer cet ouvrage qui lui livre des ressources immédiates et la communication libre sur mer avec toute l’Allemagne, et ferme cette communication à la Russie. Il est hasardeux de prophétiser en politique. Mais je hasarde cependant de le faire en Vous disant ce que Bonaparte fera, ce que peut-être il a déjà commencé. Le port de Danzig est plein de vaisseaux marchands, parmi lesquels il y en a beaucoup de très gros. Il construira des petits une flottille militaire, et des gros des frégates, qu’il armera avec les canons de Danzig même. L’armée de Boulogne est à la Grande Armée6
; ce sont des soldats marins. Les matelots seront pris à Danzig même et des autres ports marchands, et Vous verrez naître dans quelques semaines une flotte française dans la Baltique, qui occupera la flotte russe. Ce projet paraît gigantesque au premier coup d’œil; mais il l’est bien moins que la descente en Angleterre que le ministère anglais lui-même a crue possible; les moyens sont là; et cette flotte attaquera Colberg et Stralsund par mer et fera tomber les deux seules forteresses que l’Europe possède encore sur ce côté de Baltique. Prévenez cette grande opération par Votre flotte. Faites amener Votre Scheerenflotte7 sur Danzig, soutenez-la de tous les vaisseaux de ligne qui sont à Cronstadt et Reval. Que Weichselmünde soit pris d’assaut, avant que les français en aient fait une forteresse, pour mettre le feu à tous les vaisseaux marchands qui sont dans le port. Détournez l’attention de l’ennemi de ce point important par de grandes manœuvres vraies ou simulées de la grande armée. Si j’eusse commandé à la place de Kalckreuth, Bonaparte n’eût pas trouvé un bateau dans le port. Le jour avant la capitulation je les eusse brûlés jusqu’au dernier. Les marchands de Danzig en seraient-ils plus riches en livrant cette importante ressource à l’ennemi?Sire! ne méprisez pas cet avis. La politique, il est vrai, n’est pas mon métier. Mais l’expérience Vous a prouvé que mes simples calculs sont fondés. Je voulais Vous écrire plus tôt; mais l’indignation que la prise de Danzig m’a inspirée eût mis de la violence dans ma lettre, et je sais que Vous n’aimez pas le style passionné.
Permettez-moi de passer de ces objets extérieurs à l’intérieur. L’Ukase pour les écoles paroissiales n’a pas encore paru. Et tout le bien qu’il fera et que Vous désirez Vous-même autant que moi risque d’être remis, peut-être anéanti. J’ai fait de mon côté tout ce que j’ai pu pour gagner du temps. Fondé sur ce que Vous dites à Votre départ en me montrant cet Ukase complètement terminé, j’ai tout préparé pour établir les séminaires au mois de Septembre, L’Université fait déjà des accords pour le local et engage des maîtres
Votre armée a vaincu à Guttstadt et à Heilsberg8
. Y étiez-Vous? et ai-je lieu de craindre pour Votre personne si sacrée à toute l’humanité?Votre Parrot
Quand aurai-je le bonheur de Vous revoir?
126. G. F. Parrot à Alexandre IER