La paix était nécessaire et elle est aussi honorable qu’elle pouvait l’être sous ces circonstances. Ayant à couvrir Vos frontières Vous deviez abandonner la Prusse qui s’était abandonné elle-même. Mais cette paix a deux grands inconvénients. Le premier est l’arrivée d’un ambassadeur français à Pétersbourg. Attendez-Vous à des menées sourdes, à de grandes corruptions. Mettez le plus grand secret dans les opérations (il n’existait pas de secret à l’armée, je le tiens de très bonne part). Craignez les déserteurs français qui se répandent à présent partout. Chassez ces espions sous le prétexte de les livrer à Napoléon et redemandez ensuite les déserteurs russes comme équivalent. Craignez les maîtresses des hommes en place, faites les surveiller avec la plus grande exactitude. La réconciliation de Napoléon n’a pas réconcilié Bonaparte. Son système n’a pas changé, et voici le second point.
L’état actuel de l’Europe doit être considéré par rapport à la Russie sur les deux frontières principales, sur celles de la Turquie et sur celles de la Pologne. Vous m’avez dit que Napoléon a des vues sur la Turquie. Je le savais il y a deux ans. Il écrasera son fidèle allié qui l’a si bien servi pendant cette campagne en occupant 60 000 russes, et qui eût fait davantage si la paix ne fût survenue subitement. Quelles raisons allègue-t-il pour masquer son ingratitude? Sa vraie raison est qu’il veut devenir Votre voisin de deux côtés, surtout du côté faible de la Russie, et envelopper l’Autriche. Il demandera à cette jadis-puissance sa portion de la Pologne pour agrandir les États de Jérôme4
. Il entretiendra des troupes françaises dans ce nouveau royaume, il militarisera les polonais, et aura par là une armée respectable sur cette frontière de la Russie, prête à frapper dès que ses projets de partage de la Turquie Vous déplairont; et tout projet de partage où il aura une part considérable sur le continent est dangereux à la Russie.Il est difficile de Vous donner un conseil décisif dans cette conjoncture. Pour pouvoir le faire il faudrait être beaucoup plus instruit que je ne suis à portée de l’être. Souvent une chose peu importante en apparence décide. Bonaparte a sûrement son côté faible, non seulement dans son caractère, mais aussi dans ses opérations; c’est à le découvrir qu’il faut s’attacher de préférence; et en même temps employer tous les soins imaginables à réorganiser l’armée, dont Vous aurez bientôt besoin, contre la France et peut-être contre l’Angleterre.
Le travail que Vous avez est immense. L’intérieur dans tous les départements exige Vos soins. Les relations extérieures veulent une attention et un travail continus. Le militaire doit être régénéré dans toutes ses branches. Pour suffire à tout il Vous faudrait dans ce moment être plus qu’homme, dénué comme Vous êtes de vrais travailleurs. La plus grande tâche retombe sur Vous, et Vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’introduire dans Vos propres travaux cet ordre sévère qui profite de tous les instants et rend le travail facile et surtout fertile. Votre condescendance pour les autres Vous fait revenir plusieurs fois sur le même objet, et double ou triple la peine. Commencez par introduire cet ordre vrai, immuable dont je Vous parle. Vous Vous étonnerez du temps que Vous gagnerez, Vous serez à même de juger à coup sûr du temps que d’autres doivent mettre aux affaires, et Vous les forcerez à introduire chez eux le même ordre qu’on ne connait pas en Russie. Ne craignez pas en ceci la pédanterie. Quand il s’agit de l’ordre il est difficile d’être pédant. Voilà pourquoi je Vous ai prié si souvent de Vous rapprocher Klinger, de l’employer là où sa sévérité serait d’une grande utilité.