Je vais à présent Vous faire une autre proposition. Je Vous le fais à regret, puisqu’elle me concerne, et qu’elle déteint toutes les espérances que je m’étais faites de passer le reste de ma vie au sein d’une science que j’aime, dans la vocation heureuse où je me trouve, la seule qui me promette des jouissances pour moi et ma famille et de la célébrité. Je la fais à regret parce que dès que je rapprocherai de Vous je ne pourrai plus être Votre ami dans ce sens absolu dans lequel je le suis à présent. Aujourd’hui je suis libre; je suis encore dans la sphère dans laquelle Vous m’avez trouvé. Je ne Vous dois que le sentiment ineffable, unique de pouvoir Vous aimer au-delà de tout. Vous m’avez comblé de jouissances auxquelles l’égoïsme n’avait nulle part; elles n’intéressent que le cœur. Dès que je change de situation je perds à coup sûr cet avantage inappréciable qui seul pouvait faire franchir à mon cœur l’intervalle immense que le sort a mis entre nous. Dès ce moment je cesse d’être à Vos yeux l’homme qui ne peut pas Vous être infidèle; la possibilité du soupçon de Votre part s’établit. Je voulais l’éloigner à jamais, cette possibilité, je voulais Vous conserver un homme dont le cœur Vous consolât des pertes que je prévoyais que Votre cœur ferait. Voilà pourquoi je Vous ai prié, conjuré, de ne m’accorder jamais aucun soi-disant Bienfait. 5; cette première distinction me paraissait être le prédécesseur d’autres.> Aujourd’hui je suis forcé de changer, d’abandonner mon idée favorite qui faisait et consolidait mon bonheur, et je Vous dis: Rapprochez-moi de Vous. Faites-moi Votre secrétaire particulier, pour Vous soulager dans Votre travail, pour Vous préparer Votre ouvrage journalier, pour mettre et soutenir un ordre rigoureux dans Votre chancellerie, pour rendre Votre temps plus fertile, pour Vous rappeler les objets que Vous confiez à Votre mémoire qui ne peut Vous être fidèle dans la foule des objets qui l’obsèdent, pour voir à Votre place maint objet que jamais un Empereur n’a pu voir. Je n’ai besoin pour cela ni de grands appointements ni de décorations ni de titres. Le rang que j’ai suffit, l’ordre de Wladimir me décore assez, et pourvu que je puisse fournir au nécessaire et entretenir mes fils à Dorpat je suis assez riche. – Il m’en coûte de Vous faire cette proposition plus que je ne puis Vous dire. Je perds essentiellement au change, je m’expose peut-être pour l’avenir à mes propres reproches, je hasarde le bien-être de ma famille, et je ne quitterai ma heureuse existence à Dorpat (et mon fidèle Krause) qu’en versant des larmes, encore incertain si je pourrai faire auprès de Vous le bien que je voudrais faire. Mais je Vous aime plus que moi-même, plus que ma famille, plus que mes amis, et mon parti est pris. – Je connais toutes les raisons qui Vous feront hésiter à y accéder: mes relations personnelles à Pétersbourg, mon défaut de connaissance de Votre langue, mon tempérament etc.; je les ai pesées toutes. Répondez-moi, simplement oui ou non, et comptez fermement que si Vous me répondez que non, ce sera pour moi une preuve non équivoque de Votre amitié, pour Vous un nouveau droit à ma reconnaissance. Mais ici il ne s’agit pas de moi.