J’ai répété la question trois ou quatre fois, au rythme de sa cuillère ; il a avalé la moitié de son Coca-Cola, a fini par souffler rien de spécial, ne me pose plus de questions, avant de retourner à l’ingestion régulière des légumes, au rongement goulu des os de poulet ; il avait encore faim, il a commandé une ration de riz aux fruits secs ; j’ai levé la tête vers la télévision, par réflexe, où était-il allé, au Yémen, en Afghanistan, au Mali, en Syrie même, peut-être, qui sait, il y avait tant d’endroits où l’on pouvait combattre, pour quelle cause, celle de Dieu sans doute, la cause première, j’avais du mal à imaginer Bassam crapahuter dans le désert ardent un fusil à la main — physiquement, il n’avait pas beaucoup changé, il était peut-être un rien plus maigre, mais rien de frappant une fois qu’on s’était habitué à son crâne rasé c’était le même, le même en plus silencieux, en plus tendu, en plus vieux. Tout cela était irréel. Son œil de chien battu a replongé dans l’assiette, est-ce qu’il pensait à la guerre, non, il devait se contenter de mastiquer, le crâne vide.
Le nom de ce Français grand massacreur d’enfants juifs à Toulouse m’est revenu à l’esprit ; impossible d’associer Bassam à un truc aussi lâche — j’imaginais une seconde un journaliste m’interrogeant à son propos, j’aurais répondu que c’était un type sympathique, plutôt drôle, qui aimait regarder les filles et bien bouffer. Si c’était encore le même.
— C’était toi à Tanger, au
Il a relevé la tête de son assiette, a planté ses yeux vides dans les miens, j’ai détourné le regard.
Je n’avais plus envie de savoir.
Je n’avais pas envie de savoir ce qu’était la guerre, sa guerre ; je n’avais pas envie de connaître ses mensonges, ou sa vérité.
J’ai repensé à Cruz, hypnotisé par les couteaux des djihadistes devant son écran.
J’ai posé une dernière question :
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Il y avait une grande peine sur son visage, tout à coup, une grande tristesse ou une grande indifférence.
— Rien de spécial,
Impossible de deviner s’il était blessé par mes soupçons ou si son propre destin l’attristait, comme une maladie incurable.