L’averse n’a pas duré, mais la météo me fournirait peut-être une excuse pour l’absence de nos amies imaginaires ; tout le monde sait que les Espagnoles ne sortent pas quand il pleut. On a marché une demi-heure pour parvenir au centre. Bassam me bombardait de questions dans un ibère mâtiné de français et d’arabe, assez incompréhensible mais réjouissant ; il voulait tout savoir, où exactement j’avais rencontré ces jeunes filles, ce que nous nous étions dit, d’où elles venaient, etc. J’improvisais ces détails en espérant me les rappeler pour ne pas me trahir plus tard — Valence (Madrid ou Séville me semblait trop évident), étudiantes, vacances entre deux semestres, et ainsi de suite. Je me demandais si Bassam était vraiment dupe ou si le jeu le faisait rêver, comme moi. À force d’en parler j’allais me décevoir moi-même de ne trouver personne au rendez-vous, soi-disant dans un salon de thé près de la place des Nations. J’ai offert un gâteau à Bassam, qu’il a englouti en deux minutes, la nervosité sans doute. On avait l’air malins, tous les deux, dans cette pâtisserie ; autour de nous des caves sortaient leurs fiancées, elles avaient toutes de jolis voiles colorés et s’empiffraient de tarte au citron ou de milk-shakes roses pendant que leurs types, moustachus, rêvaient sans doute de leur tripoter les seins et songeaient que c’était pas cher payé, quelques douceurs pour une séance de pelotage, après, bien au chaud dans une bagnole ou sur un canapé. Je crois que j’étais un peu jaloux de ces bonshommes un rien plus âgés que nous qui avaient conquis le droit de mettre la main dans la culotte de leurs cousines moyennant des fiançailles en règle et un peu de pognon pour des bagues et des colliers. Nous on attendait des Espagnoles fantômes, avec un air de ploucs banlieusards bien gominés.
Bassam trépignait devant les miettes de sa forêt-noire dont la cerise confite trônait, abandonnée, au milieu de l’assiette.
Je faisais moi aussi mine de m’impatienter, mais qu’est-ce qu’elles foutent, mais qu’est-ce qu’elles peuvent bien foutre, encore cinq minutes et je proposerai à Bassam d’aller noyer notre chagrin dans la bière quelque part — il pleuvait à nouveau.
C’est bien connu, les Espagnoles ne sortent pas quand il pleut.
Soudain j’ai vu Bassam faire un bond sur sa chaise ; il haussait le chef comme une girafe et me filait de grands coups de pied sous la table. Je me suis retourné ; deux jeunes Européennes venaient d’entrer ; brunes, cheveux longs détachés, frange au-dessus des yeux, elles portaient des pantalons bouffants, des dizaines de bracelets sur les avant-bras, des sacs en cuir et des espèces de galoches de la même matière : espagnoles sans aucun doute, incroyable. Enfin non, ce n’était pas si incroyable que ça, mais cela me mettait dans une situation délicate.
— Non, c’est pas elles, j’ai dit à Bassam.
Il m’a regardé l’air déconfit, en soupirant.
Les deux filles avaient dû entrer dans la pâtisserie pour se protéger de l’averse.
Bassam était énervé, il commençait à se demander si je ne l’avais pas mené en bateau ; que deux Espagnoles soient arrivées alors que nous en attendions deux autres lui donnait la sensation que quelque chose ne tournait pas rond. Les jeunes Ibères se promenant deux par deux à Tanger en cette saison n’étaient tout de même pas si fréquentes que ça.
Une idée s’est fait jour dans son cerveau :
— Va leur demander si elles ne connaissent pas Inés et Carmen, par hasard.
J’ai failli lui répondre qui ça ? Mais je me suis souvenu à temps du nom de mes deux chimères.
— Elles sont peut-être dans le même groupe.
Il avait un regard de défi, un air dangereux ; il cherchait surtout à me tester, à savoir si je lui avais menti ou non.
J’ai soupiré ; je ne pouvais pas lui dire que je n’osais pas, il n’aurait pas compris. Je l’ai revu la veille, une trique à la main, en train de tabasser le libraire ; je me suis demandé ce que je foutais là, dans un salon de thé avec mon pote le cinglé du manche de pioche.
— OK. J’y vais.
Bassam se léchait littéralement les babines, sa grosse langue glissait sur sa lèvre supérieure pour profiter des derniers copeaux de chocolat ; il a attrapé la cerise confite et se l’est balancée au fond de la bouche, j’ai détourné le regard avant de voir s’il l’avait mâchée.
— OK. J’y vais.
Jamais je n’avais osé aborder directement une étrangère ; j’en avais beaucoup parlé, nous en avions beaucoup parlé avec Bassam, pendant nos heures passées à regarder le Détroit ; nous avions beaucoup menti, beaucoup rêvé, plutôt. Il me regardait avec son air naïf et fraternel, je me souviens d’avoir pensé à ma famille, ma famille c’est Bassam et Meryem et personne d’autre.
— OK. J’y vais.