Chez Mehdi était le seul endroit de Tanger où deux bougnoules de dix-neuf ans comme nous pouvaient arriver avec des étrangères sans choquer personne ni se ruiner, un des seuls endroits mixtes, ni pauvres ni riches, ni européens ni arabes, de la ville. Dans la journée c’était, surtout en été, une cafétéria où des étudiants et des lycéens ingurgitaient des sodas sous des canisses et de la vigne vierge, et le soir, en hiver ou lorsqu’il pleuvait, il y avait une petite salle assez accueillante, avec des bancs et des coussins, où de jeunes types, marocains et étrangers, buvaient du thé. Dans mon souvenir, le décor était un mélange d’orientalisme touristique et de modernité désemparée, quelques photos en noir et blanc dans des cadres en aluminium entre des tapis berbères et de faux instruments de musique anciens. L’endroit n’avait pas de nom, juste l’enseigne de plastique défoncée d’une marque de boisson gazeuse, on le connaissait par le prénom de son patron, Mehdi, un immense type maigre comme un clou assez peu avenant mais discret et pas emmerdant qui passait le plus clair de son temps assis à sa propre terrasse, une casquette plutôt parisienne sur le crâne, à fumer des Gitanes. On y était allés comme tout le monde avec Bassam, et même, une ou deux fois, j’y avais payé un Pepsi à Meryem en été.
C’était un peu loin, il fallait remonter sur la colline à l’ouest de la vieille ville, mais il ne pleuvait plus ; Judit et Elena étaient contentes de faire un tour. Je marchais à côté de Judit et Bassam juste derrière avec l’autre ; je l’entendais parler en arabe et dès qu’Elena disait qu’elle ne comprenait pas, c’est-à-dire la plupart du temps, il répétait exactement la même phrase, mais plus fort ; Elena réitérait son incompréhension, avec des accents désolés ; Bassam montait encore le son d’un cran, jusqu’à gueuler comme un veau, on aurait dit que plus il vociférait les mêmes mots qu’elle ignorait, plus la pauvre Catalane avait des chances de le comprendre. Il pensait sans doute qu’une langue étrangère était un genre de clou qu’il fallait enfoncer dans l’oreille rétive, à grands coups de maillet vocal : à la trique, tout comme il inculquait le respect de la religion aux mécréants, mais avec le sourire.
La vie me paraissait belle, même avec Bassam vociférant dans la nuit et traverser, accompagné par une fille, ces quartiers autour du marché que je hantais un an et demi auparavant effaçait — du moins pour un temps — toute la série d’épreuves et de malédictions des deux dernières années et surtout, si proches et douloureux, les souvenirs de la veille, les visages du libraire et de l’immonde type du parking, dont j’aurais apprécié qu’ils ne me dérangent pas précisément à ce moment-là, je me souviens, j’ai serré les dents, pris par un mal réel, la puissance de la honte, un écho presque aussi puissant que le soir précédent, la réplique d’un séisme, à tel point que mon accompagnatrice m’a demandé, à me voir tout d’un coup pris de frissons, si j’avais froid ou si quelque chose me dérangeait.
Judit était observatrice et attentive ; nous avons parlé de Révolution, de Printemps arabe, d’espoir et de démocratie, et aussi de la crise en Espagne, où ça n’avait pas l’air d’être la joie — pas de travail, pas d’argent, des coups de matraque pour ceux qui avaient la prétention de s’indigner. L’indignation (dont j’avais vaguement entendu parler par Internet) me semblait un sentiment assez peu révolutionnaire, un truc de vieille dame propre surtout à vous attirer des gnons, un peu comme si un Gandhi sans projet ni détermination s’était un beau jour assis sur le trottoir parce qu’il était indigné par l’occupation britannique, outré. Ça aurait sans doute fait doucement rigoler les Anglais. Les Tunisiens s’étaient immolés par le feu, les Égyptiens s’étaient fait tirer dessus place Tahrir, et même s’il y avait de grandes chances pour que cela finisse dans les bras du Cheikh Nouredine et de ses amis, ça faisait un peu rêver quand même. Je ne me souviens plus si nous avons évoqué, quelques semaines plus tard, l’évacuation des Indignés qui occupaient la place de Catalogne à Barcelone, chassés comme un vol de pigeons par quelques cars de flics et leurs gourdins, soi-disant pour permettre la célébration de la victoire en championnat du Barça : voilà qui était indignant, que le football prenne le pas sur la politique, mais il semble que personne n’ait réellement protesté, la population reconnaissant, dans son for intérieur, que la réussite de son club était, en soi, une belle fête de la démocratie et de la Catalogne, un Grand Soir renvoyant celui de l’Indignation à quantité négligeable.