Bassam était juste plus sincère que moi, plus simple peut-être ; c’est une question de tempérament, ou de patience ; je parlais beaucoup à Judit ; j’avais même de temps à autre une question pour Elena ; j’essayais, je m’évertuais, moi aussi, à deviner ce qu’elle pouvait cacher sous son chemisier, discrètement, sans insister, je faisais en sorte de maintenir mes pupilles dans les siennes, mais lorsqu’elle tournait la tête pour s’adresser à sa camarade ou dévisager d’un air affligé le pauvre Bassam je m’en donnais à cœur joie, tout en reconnaissant avec tristesse que celle que le sort avait assise en face de moi n’était pas la mieux dotée des deux en la matière, qu’à cela ne tienne, puisque Judit me paraissait d’emblée plus proche, plus ouverte et plus souriante.
Très vite mes trois mots d’espagnol n’ont pas suffi à la conversation, nous sommes passés au français ; c’était, je crois, la première fois que je le parlais réellement avec des étrangers, et il me fallait chercher mes mots. Heureusement l’accent catalan de Judit me facilitait la compréhension. Bassam ne disait rien, ou presque ; de temps en temps il grommelait quelque chose dans un idiome impénétrable ; quand il a compris que ces deux anges tombés du ciel étudiaient l’arabe à Barcelone, il s’est mis à parler en classique, on aurait dit un sermon du Cheikh Nouredine, les fautes de grammaire en plus. Il a commencé à demander à Judit et Elena si elles connaissaient le Coran, si elles l’avaient déjà lu en arabe, et ce qu’elles pensaient de l’Islam. Il fallait qu’il répète deux ou trois fois chaque question, parce qu’il parlait vite et articulait mal, les yeux vers le bas.
La veille nous participions à une expédition punitive, avec nos gourdins, et ce soir nous convertissions deux étrangères à la religion du Prophète. Le Cheikh Nouredine pouvait être fier de nous.
J’avais du mal à croire qu’elles soient réellement étudiantes en arabe, c’est-à-dire intéressées par mon pays, ma langue, ma culture ; c’était un deuxième miracle, un miracle étrange, dont on se demandait s’il n’était pas diabolique — comment deux jeunes Barcelonaises pouvaient-elles avoir envie de s’intéresser à cette langue au point de l’apprendre ? Pour quoi faire ? Judit disait que son arabe était très mauvais, et qu’elle avait honte de le parler ; Elena se lançait plus facilement, mais sa prononciation ressemblait à celle de Bassam en espagnol ou en français, incompréhensible. J’avais un peu honte ; autour de nous les types qui observaient leurs fiancées boire des milk-shakes et aspirer très fort, les yeux fermés sur la paille, ne perdaient pas une miette de notre conversation. Ils se disaient très certainement regarde ces deux cons, ils ont dégotté une paire de touristes et ils leur parlent du Prophète, ces trous du cul.
J’ai proposé d’aller ailleurs. Bassam m’a soufflé quelque chose en marocain, très vite, tout bas.
Il était neuf heures du soir, Elena a suggéré de manger un morceau ; j’ai réfléchi aux quelques dirhams qui me restaient dans la poche, ils pouvaient m’amener jusqu’à un sandwich, pas beaucoup plus loin. Elena proposait d’aller dans un petit restaurant qu’elle avait repéré dans la vieille ville. J’ai dû faire une drôle de tête, Judit a sans doute compris ma gêne, elle a dit on peut aller dans un café, plutôt, en prétextant qu’elle n’avait pas très faim, que le thé lui avait coupé l’appétit. Sa copine s’est renfrognée un peu, Judit a prononcé deux phrases en catalan. Bassam m’a chuchoté un truc à l’oreille, avec un air de conspirateur, pourquoi on ne les emmène pas à la Diffusion pour une leçon d’arabe ? J’ai dû me retenir d’éclater de rire ; j’imaginais le Cheikh Nouredine trouvant deux Infidèles femmes dans sa mosquée et Bassam à moitié à poil, en train d’expliquer à Judit et Elena les exploits de Hamza. Pas aujourd’hui, pas maintenant, j’ai dit.
Pour ma part, je pouvais les inviter à fumer un joint sur les remparts, il me restait un morceau du kif de la veille, pas très romantique — de plus elles pouvaient prendre peur, refuser, se braquer, surtout cette Elena qui n’avait pas l’air très aventurière.
On était devant la pâtisserie depuis cinq bonnes minutes.
Va pour le café, j’ai dit.
Judit a répondu parfait, on va où ? Où est-ce que vous nous emmenez ?
Bassam tournait autour de nous en sautillant.
Jamais je n’avais pensé aussi vite.
Et l’idée m’est venue :
— Chez Mehdi. On va chez Mehdi.
Bassam a ouvert de grands yeux, il a frappé dans ses mains, bien sûr, chez Mehdi, t’es un champion. Il était tout guilleret.
Judit a souri, un grand sourire éclatant, je me suis senti un héros.