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Judit m’interrogeait aussi sur le Maroc, sur Tanger, sur les remous de la contestation ; je restais évasif. Quand elle m’a demandé si j’étais étudiant, je lui ai répondu que je travaillais, que j’étais libraire, mais que j’envisageais de faire des études. Ce métier de libraire a eu l’air de lui inspirer le respect. Après tout ce n’était pas un mensonge. Une question me brûlait, mais je l’ai gardée pour plus tard, par timidité sans doute, ou peut-être plus simplement parce que j’avais entendu Bassam la poser à Elena juste derrière moi, sous une forme un peu différente, il est vrai : pourquoi avait-elle choisi d’apprendre l’arabe, pour se convertir à l’Islam ? Fort heureusement, Elena n’avait pas compris le style coranique de Bassam, qu’on aurait pu traduire par “souhaites-tu faire acte d’Islam ?”, j’ai failli éclater de rire, mais il valait mieux ne pas le vexer ; après tout, il aurait dû être en prière, et à cause de moi il se retrouvait à flirter avec une Espagnole ; on pouvait lui pardonner son arabe prophétique.

Une fois chez Mehdi, assis sur des coussins autour de quatre thés, sans personne d’autre que Mehdi lui-même, plongé dans la lecture de son journal, Bassam s’est un peu retiré de la conversation, pour des raisons linguistiques principalement : il était fatigué de s’époumoner et nous parlions français, ou du moins quelque chose qui s’en rapprochait. Je frimais un peu, en disant que j’avais appris la langue tout seul dans des romans policiers, Judit a eu un air admiratif. J’aimerais pouvoir faire ça avec l’arabe, elle a dit. Il doit bien y avoir des polars arabes, égyptiens sans doute (je ne sais pas pourquoi, j’imaginais Le Caire plus propice à des histoires louches de bas-fonds). Je me suis dit que je pourrais peut-être lui en offrir quelques-uns, ce qui m’a rappelé l’expédition de la veille chez le libraire ; j’ai imaginé que si j’avais rencontré ces filles vingt-quatre heures plus tôt j’aurais trouvé le courage de ne pas participer à cette expédition lâche et foireuse, mais c’était sans doute faux.

Bassam donnait des signes d’impatience, il trépignait et ne souriait plus. Il avait envie de rentrer et moi-même je sentais bien, malgré tout le désir que j’en avais, que ce thé ne pouvait durer éternellement ; Elena bâillait de temps en temps. Judit m’a expliqué qu’elles comptaient rester une journée de plus à Tanger avant de descendre à Marrakech. Une journée, ce n’était pas beaucoup. Il y a plein de choses à voir, ici, j’ai dit, avant de regretter immédiatement ma phrase ; j’aurais eu bien de la peine à en faire la liste.

Fort heureusement, aucune des deux ne m’a demandé en quoi consistaient ces merveilles, et dix minutes plus tard, alors que c’était au tour de Bassam de bâiller à s’en décrocher la mâchoire, alors qu’il paraissait avoir été hypnotisé par le balancement des seins d’Elena au point d’en fermer les paupières, Judit a donné le signal du départ. Je n’ai pas insisté pour les retenir, j’ai même acquiescé c’est l’heure, oui, je travaille demain matin. J’ai expliqué que le lendemain j’installais une table de livres devant la mosquée du quartier, j’ai répété deux fois le nom de la mosquée et celui du quartier, façon Bassam, pour être bien sûr qu’elles aient compris. Passez me voir si vous êtes dans le coin, j’ai ajouté pour plus de clarté. Il y avait très peu de chances qu’elles soient “dans le coin” étant donné l’immense intérêt touristique de notre faubourg, et tout compte fait je n’étais pas si sûr d’avoir très envie qu’elles voient de près le contenu de mes piles de bouquins, mais comprenez qu’il était horriblement frustrant de les laisser partir comme ça, sans rien leur proposer, même indirectement. Judit et Elena logeaient dans un petit hôtel de la vieille ville, nous les avons raccompagnées ; j’aurais aimé leur raconter l’histoire de Tanger, de la citadelle, des ruelles, j’en étais absolument incapable.

Il y a toujours une certaine gêne à dire au revoir, surtout dans une rue silencieuse et désertée, à côté des poubelles d’une pension dont le néon fatigué, au balcon, sous l’enseigne, électrise de temps en temps les traits de pluie fine qui recommencent à tomber. C’est un moment de trop, dont on ne sait s’il devrait s’allonger ou au contraire s’écourter jusqu’à disparaître. Vous allez vous mouiller, a dit Judit. Merci pour la soirée, j’ai soufflé. Bassam a tendu la main à Elena sans relever les yeux vers sa figure ; il valait mieux briser là, ce qui nous attendait c’était la ville luisante et la Diffusion de la Pensée coranique ; la lumière stroboscopique qui tombait par moments sur le visage de Judit figeait ses sourcils, ses lèvres et son menton. À bientôt alors peut-être, j’ai dit. Ilâ-l-liqâ’, elle a répondu, c’étaient les premiers mots d’arabe que j’entendais de sa bouche, Ilâ-l-liqâ’

, sa prononciation était si parfaite, si arabe, que, surpris, j’ai répondu machinalement Ilâ-l-liqâ’, et on a pris le chemin du retour.


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Zone
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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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