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J’ignore si c’est la pluie qui a réveillé Bassam, mais cent mètres après avoir quitté les filles, il ne s’arrêtait plus de parler. Ah là là, ah là là, quelle soirée, mon vieux, t’as vu ça, dingue, elles sont folles de nous, j’aurais dû insister pour mon histoire de leçons d’arabe, c’est sûr qu’elles nous suivaient, t’as vu comme elle me montrait ses seins, incroyable quand même, je pensais que c’était du flan ton truc de Carmen et d’Inés, on a une sacrée veine. Ah là là.

Le plus étrange était qu’il n’avait pas l’air frustré ni déçu de les avoir ramenées à leur hôtel, il était juste heureux et paraissait se foutre de la pluie comme d’une guigne. Moi au contraire, à moitié trempé — et il nous restait encore trois bons quarts d’heure de marche — , je ressentais un vide terrible, une lassitude, comme si, en me montrant Judit avant de la reprendre, le Destin n’avait fait que décupler ma solitude. À présent, en marchant vers notre quartier, c’était Meryem qui me revenait douloureusement, sa tendresse et son corps ; l’apparition de l’Espagnole ravivait cette absence, me montrait le chemin de mon véritable amour, croyais-je, et plus la réalité de cet unique contact charnel s’éloignait — près de deux ans — plus je pensais réaliser à quel point elle comptait pour moi puisque la présence de Judit, au lieu de susciter immédiatement de nouveaux désirs, m’avait remis en mémoire des détails (parfums, textures, moiteurs) qui se manifestaient sous l’averse : l’incurable mélancolie des couilles. Bassam était remonté comme une horloge, poursuivant ses ah là là là qui m’accablaient. Bassam, ta gueule, j’ai crié. Tais-toi s’il te plaît. Il s’est arrêté net, planté au beau milieu du boulevard sans comprendre. J’ai gueulé c’est toi qui as raison, tu sais ? Il faut qu’on parte, qu’on quitte Tanger, qu’on quitte le Maroc, c’est plus possible, ici.

Il m’a regardé comme si j’étais un demeuré, un débile auquel il faut s’adresser avec douceur.

Alors patiente, a-t-il dit, parce que Dieu est aux côtés des patients.

Il citait le Prophète, avec ironie peut-être. Si Bassam était capable d’ironie. J’avais l’impression d’être complètement saoul, tout à coup, d’une ivresse immense, gigantesque, sans raison aucune. Hier l’expédition avec le Groupe, ce soir Judit. Si tout cela avait un sens, il était particulièrement obscur.

Il pleuvait de plus en plus fort, on a fini par attraper un taxi qui passait par là, ça m’a coûté mes derniers dirhams.

Arrivé à la Diffusion de la Pensée coranique, Bassam s’est remis à prier. J’ai fumé un joint, il m’a fait les gros yeux. Le Cheikh Nouredine n’aime pas ça, tu sais. Il faut que nous soyons purs.

Je lui ai levé un majeur bien senti, ça l’a fait marrer.

Le kif m’a un peu calmé — Judit en boucle dans mes pensées, je revivais la soirée, ses sourires, ses réflexions sur le Maroc, sur le Printemps arabe, sur l’Espagne, je revoyais en gros plan ses yeux noisette, ses lèvres et ses dents. Je me suis précipité sur Internet, je l’ai cherchée sur Facebook, il y avait des quantités de Judit en Catalogne, certaines sans photos, d’autres avec, pas une qui lui ressemblait.

J’ai fini par atterrir sur des pages consacrées à Barcelone, je parcourais la ville, depuis le port jusqu’aux collines, je remontais les Ramblas, cherchais l’université, le stade du Barça, contemplais les façades de Gaudí ; j’ai découvert soudain une tour moderne et étrange au beau milieu de la ville, un gigantesque sexe irisé, un phallus coloré rempli de bureaux qui se dressait face à la mer, un organe disproportionné dont je me suis demandé un instant s’il n’était pas la farce obscène d’un hacker fou ou le fantasme démesuré d’un metteur en scène de porno, comment avait-on pu construire cette tour au centre d’une ville si belle, une insulte, une provocation, un jeu, et ce bâtiment semblait là pour moi, pour me rappeler douloureusement ce que j’avais à la place du cerveau, un présage, peut-être, une obscure balise du Destin, Barcelone était sous le signe de la queue, j’ai éteint l’ordinateur. Bassam s’était endormi à même les tapis ; il ronflait un peu, sur le dos, un demi-sourire sur le visage, tranquille.

Je me suis couché ; la nuit tournait un peu, il y avait des étoiles filantes au plafond, je me suis endormi.


Les vendredis étaient toujours des journées épuisantes, je devais faire deux ou trois voyages avec un diable pour apporter les livres et les CD, les entreposer d’abord à l’intérieur de la mosquée, déplacer ensuite les tréteaux, puis avec l’aide de quelqu’un les grandes planches, ce qui prenait déjà deux bonnes heures. Il me fallait ensuite installer les livres en jolies piles, après avoir recouvert les tables d’une nappe en papier, et être plus ou moins prêt quand on appellerait à la prière ; le Cheikh Nouredine me donnait un coup de main, puis m’apportait la caisse et les rouleaux de pièces de dix centimes toutes neuves sur lesquelles une abeille butinait tranquillement une fleur de safran.

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Zone
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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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