Je devais bien sûr toujours renouveler mon offre, les clients étant le plus souvent les mêmes. Ce matin-là j’avais apporté un carton de
Généralement, les clients jetaient un coup d’œil rapide en entrant dans la mosquée et s’arrêtaient plus longuement à la sortie ; pendant la prière et le prône, à part quelques passants il n’y avait personne et de toute façon d’après Nouredine je n’étais pas censé vendre pendant la prière, les musulmans doivent cesser tout commerce.
Le temps était menaçant ; j’avais pris soin de me munir de la grande bâche en plastique pour protéger les bouquins en cas d’averse même si, d’après la météo, il ne devait pas pleuvoir.
Il y avait un peu de monde sur l’esplanade, un adolescent me regardait avec de grands yeux, c’était mon petit frère Yassine, la journée commençait bien. Il portait un sac avec du pain, ça faisait près de deux ans que je ne l’avais pas vu. Il s’est rendu compte que je l’avais aperçu, a détourné la tête, a hésité, s’est éloigné de quelques pas, est revenu en arrière, je l’attendais avec un grand sourire, je lui ai tendu la main par-dessus les livres, il ne l’a pas prise, il m’a juste lâché :
— Tu devrais avoir honte de reparaître par ici.
Ça commençait à bien faire, toute cette histoire parce que je m’étais retrouvé à poil avec Meryem.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, à toi, petit merdeux ?
En entendant les jurons, quelques badauds se sont retournés. Le Cheikh Nouredine, qui était à quelques mètres de là, aussi.
L’attitude de Yassine a soudain changé du tout au tout.
— Tu sais, malgré les malheurs que tu as provoqués, tu manques énormément à maman.
Il avait l’air très ému, tout à coup.
Je ne savais pas trop quoi ajouter.
— Dis-lui qu’à moi aussi, elle me manque.
On n’allait pas non plus se mettre à chialer au-dessus de
Pour l’heure je tremblais en montant et démontant des piles de bouquins, une vraie rage au cœur, sans rien comprendre à rien, comme d’habitude, je ne comprenais pas la démesure de leur haine ; je ne voyais pas qu’il me manquait des pièces, des morceaux du puzzle ; j’imaginais naïvement que tout cela avait à voir avec nos deux corps nus, le mien et celui de Meryem, et rien d’autre, car les hommes sont des chiens, aveugles et méchants, comme mon frère Yassine, comme moi, prêts à la morsure et surtout pas à l’échange, un vendredi midi sur l’esplanade d’une mosquée de banlieue, à Tanger ou ailleurs. Et tout ce que j’ignorais, le Cheikh Nouredine le savait, lui qui, à peine Yassine éloigné, s’est approché de moi, m’a demandé si c’était bien mon frère avec qui je parlais et m’a offert un regard de compassion, une tape dans le dos et quelques versets pour me réconforter. La poitrine serrée et les yeux brûlants, je me sentais de nouveau enfant, enfant prêt à appeler sa mère, cette mère qui me manquait alors que la foule des orants se pressait vers la mosquée, et j’ai réalisé seulement à ce moment-là que je n’avais plus de famille, que j’aurais beau hurler à la mort personne ne viendrait, jamais, jamais plus et que même si mon géniteur ou ma génitrice se trouvaient dans cette foule ils m’ignoreraient, et j’étais tellement tourné vers moi-même, chiard blessé, que j’étais absolument incapable de deviner les vagues de malheur qui s’étaient élevées autour de moi.