Je n’arrivais pas à m’intéresser à autre chose qu’à Judit. Elle n’était pas venue. Comment la revoir ?
Je ne voulais pas m’abaisser jusqu’à attendre toute la soirée devant leur pension qu’elles apparaissent. Il fallait que je sois ferme là-dessus, même si la tentation était grande. Le déjeuner me paraissait interminable.
En puis finalement le Cheikh s’est levé, entraînant tout le monde à sa suite ; je l’ai remercié, il m’a souri chaleureusement, j’en ai profité pour lui demander s’il pouvait m’avancer deux cents dirhams sur mon salaire du mois prochain, il m’a répondu même cinq cents si tu en as besoin, c’est pour quoi faire ? Je ne voulais pas lui mentir, je lui ai dit c’est pour faire un cadeau à une amie, et l’inviter à manger une glace, j’avais l’impression d’être un enfant, un adolescent qui demande à ses parents le prix d’une place de cinéma pour acheter des clopes, il avait l’air très heureux de ma franchise, il m’a dit aucun problème, si c’est pour une noble cause, et m’a sorti cinq billets de cent, je n’en demandais pas tant, c’était une fortune, la moitié de mon salaire. Tu fais bien ton travail, tu es l’un des nôtres, tu étudies beaucoup, tu as aussi le droit de te divertir. J’ai aimé cette amitié presque fraternelle, j’ai eu honte tout à coup de la trahir, d’une façon ou d’une autre. Bassam me regardait avec envie, le Cheikh Nouredine avait sorti ces billets sans se cacher, lui il avait droit à un autre genre de salaire, celui de la violence et du danger.
À partir du vendredi soir et jusqu’au dimanche, j’étais en week-end ; je n’avais à répondre de mon emploi du temps devant personne. Ma gratitude envers le Cheikh Nouredine disait beaucoup de ma naïveté, pour ne pas dire de ma connerie. J’avais la pensée engluée dans la confiture d’eau de rose. Comme dit le proverbe espagnol :
J’ai pris trois livres que j’ai assez minablement emballés dans du papier journal (mais bon, le canard aussi était en arabe, hein, ça allait avec le thème) et je suis sorti. J’avais pris soin de mettre un polar dans ma poche ; si les filles n’apparaissaient pas, je passerais ma déception à claquer le pognon du Cheikh en lisant et en éclusant des bières.
Et je suis parti vers leur hôtel, bien décidé finalement à faire le pied de grue devant cette pension jusqu’à ce qu’elles apparaissent. Comme quoi, je n’avais aucune force morale.