Ça a été mon tour de poser des questions, et surtout celle qui m’intéressait le plus : pourquoi l’arabe ? Pourquoi des études d’arabe ? Mis à part le fait que professionnellement une telle spécialité me paraissait offrir peu de débouchés, je me demandais pourquoi bon Dieu de jeunes Catalanes de Barcelone s’engageaient dans une voie certes généreuse, mais qui était exactement à contre-courant du désir de la majorité des habitants du Monde arabe : se défaire de cette malédiction injuste et émigrer vers le nord. Judit s’est facilement expliquée sur ce choix ; elle avait toujours aimé les voyages et la littérature ; elle avait commencé des études d’anglais, et profité de la possibilité de prendre quelques cours d’arabe en option, pour voir ; finalement, la langue l’avait fascinée et elle en avait fait sa spécialité. Tout simplement. Elena quant à elle ne voyait pas vraiment quoi répondre ; elle disait je ne sais pas trop, comme ça, par hasard.
Je n’ai pas osé poser l’autre question qui me brûlait, savoir si elles avaient ou non un copain.
Puis la conversation est retournée à la littérature ; Ibn Batouta, le voyageur tangérois médiéval qui parcourut presque tout le monde connu jusqu’à la Chine (celui-là, je le connaissais, sans l’avoir lu bien sûr — trente ans de caravanes pour terminer à Fès, c’était bien la peine).
— Il est certes surprenant que Tanger soit avant tout fameuse pour ceux qui l’ont quittée, ai-je dit dans mon plus bel arabe littéraire.
— Par Dieu, voilà qui est étrange, a ajouté Judit en riant dans la même langue.
— Ibn Batouta commença ses voyages à vingt-deux ans, par conséquent, il ne me reste que peu de temps pour me résoudre au renom.
Et ainsi de suite, pendant des heures. Et lorsque j’ai dû la quitter, aux environs de minuit, après avoir dîné, avoir bu un thé chez Mehdi, puis un autre, sachant que le lendemain elles partaient pour Marrakech, qu’il y avait peu de chances que nous nous revoyions, malgré sa promesse de s’arrêter à Tanger au retour, quand il a fallu affronter comme la veille ce moment si embarrassant des au revoir, pour ne pas dire des adieux, alors que je m’étais demandé tout l’après-midi si je n’essayerais pas d’embrasser Judit, avec désinvolture, de poser mes lèvres sur les siennes et que nous étions là, Elena un peu en retrait, un peu effacée dans l’ombre de la saillie du balcon où clignotait toujours cet infect néon, à cet instant précis où les gens se regardent avec tendresse puisqu’ils s’en vont vers l’absence et le souvenir, quand le désir pointe d’autant plus aigu qu’il devine sa vanité face au départ de son objet, nous étions l’un en face de l’autre en silence, et j’étais incapable de rien faire sinon de m’en aller, tout pris dans le flot de mes pensées romantiques de bazar, il était temps d’être un homme, d’avancer vers elle comme un homme et de l’embrasser sur la bouche puisque c’était cela dont j’avais envie, cela dont je rêvais, et si nous ne faisons pas d’effort vers nos rêves ils disparaissent, il n’y a que l’espoir ou le désespoir qui changent le monde, en proportion égale, ceux qui s’immolent par le feu à Sidi Bouzid, ceux qui vont prendre des gnons et des balles place Tahrir et ceux qui osent rouler une pelle dans la rue à une étudiante espagnole, évidemment ça n’a rien à voir mais pour moi, dans ce silence, ce moment perdu entre deux mondes, il me fallait autant de courage pour embrasser Judit que pour gueuler Kadhafi ! Enculé ! devant une jeep de militaires libyens ou hurler Vive la république du Maroc ! seul au beau milieu du Makhzen à Rabat, et cet instant s’étirait, nous venions de nous dire au revoir et c’est elle bien sûr qui a fini par approcher son visage du mien et poser un baiser ambigu, déroutant, sur un coin de ma bouche, un baiser qui pouvait passer à la fois pour une maladresse et un gage, toujours est-il que j’ai senti son haleine de si près, et la douceur de ses lèvres, que je me suis retourné comme un soldat de plomb après avoir serré un moment ses deux mains dans les miennes et que je suis parti presque en courant retrouver le monde des cauchemars.
Le doute au cœur. La certitude au cœur.
La Diffusion de la Pensée était déserte, pas de trace de Bassam.
Je me suis mis immédiatement devant l’ordinateur, j’ai sorti le morceau de journal où elle m’avait recopié son adresse mail, je lui ai écrit une longue lettre enflammée que j’ai effacée petit à petit, morceau par morceau, pour ne finir par laisser que “Bon voyage ! Je t’embrasse et à très bientôt j’espère !” Je lui ai envoyé le même message par Facebook, Judit Foix ; il n’y avait malheureusement pas de photo sur son profil.