Elles prenaient le train le lendemain à sept heures et demie pour Marrakech, où elles parviendraient après dix heures de chemin de fer et un changement à Casa ; j’ai supposé qu’elles seraient à l’hôtel vers sept heures du soir, Judit ne se connecterait peut-être pas tout de suite, il lui faudrait le temps de trouver un webcafé ou le wifi, je ne pouvais donc pas attendre de réponse avant, au mieux, vingt et une heures. Si elle me répondait. J’ai hésité à prendre le train moi aussi pour les accompagner à Marrakech ; le billet valait deux cents dirhams, peut-être un peu moins en bus, mais ensuite il me fallait payer l’hôtel, manger, je ne connaissais personne là-bas, l’avance du Cheikh Nouredine aurait duré deux jours. Et surtout j’avais peur de gâcher, par une pression trop forte, le peu que j’avais pu gagner. Il fallait juste être patient. Lui écrire, et encore, pas trop.
Le lendemain, après une nuit atroce entrecoupée de cauchemars, de pendus et de vagues de sang je suis allé jusqu’au bord de la mer ; j’ai passé grande partie de la journée à lire un polar, assis sur un rocher ; un beau soleil d’avril réchauffait la digue. J’ai réussi à me concentrer sur ma lecture ; par moments je levais les yeux de la page pour observer les ferries, au loin, entre le nouveau port, Tarifa ou Algésiras.
Dans la soirée j’ai regardé la télé espagnole, zappant entre les chaînes andalouses et les nationales, en essayant d’être attentif à la langue, de m’en imprégner ; personne du Groupe n’a reparu, ni Bassam ni le Cheikh Nouredine. J’ai regardé Dieu sait combien de fois mes messages, pas de nouvelles de Judit ; j’ai fini par me coucher et même par trouver le sommeil.
Nuit agitée ; cauchemars ; toujours l’image de ce pendu. Au lever, un mot de Judit ; elle me dit que Marrakech est merveilleuse, bruissante, mystérieuse et animée. Le voyage en train était très agréable, le Maroc est un pays magnifique. Elle m’embrasse fort aussi et à très vite.
J’ai répondu immédiatement.
Je ne me souviens plus de mes faits et gestes ce jour-là, comme si l’événement trop lumineux, trop bruyant de la soirée laissait les autres dans l’ombre, à contre-jour. J’ai dû faire comme d’habitude, lire, me promener un peu, passer du temps sur Internet.
À sept heures et demie du soir, j’étais devant la télévision ; j’ai vu des photographies d’un café détruit, éventré, des tables brisées, des chaises éparpillées ; des images de la place Jamaâ el-Fna à moitié déserte, sauf dans un angle, où des badauds étaient rassemblés face à un cordon policier ; des ambulances et des voitures de pompiers allaient et venaient toutes sirènes hurlantes et au premier étage se trouvaient une terrasse et un toit ruiné, une enseigne à demi arrachée sur laquelle on pouvait lire, en français et en arabe,
Même si j’étais tranquillisé pour Judit, j’étais terrifié par ces images. Les chiffres sont arrivés dans la nuit, seize morts dont huit Français. Une catastrophe pour le Maroc, selon les journaux. Les touristes étaient déjà moins nombreux à cause de l’agitation politique, ce massacre n’allait pas les encourager à revenir. Il me semblait assez indécent de parler d’économie quand tous ces gens étaient morts.
Confusément, j’espérais que Bassam n’avait rien à voir dans tout ça. Il n’était toujours pas repassé à la Diffusion ; ni lui ni le Cheikh ni personne. Je me suis rappelé ses phrases de l’avant-veille, un attentat, frapper les esprits, pousser à la confrontation — impossible.
J’ai écrit un nouveau mail à Judit, en lui demandant de ses nouvelles ; elle m’a répondu presque immédiatement, pour me dire qu’elles allaient bien, qu’elles se trouvaient sur la place quand l’explosion a eu lieu, mais assez loin, elles ont eu très peur, sont assez choquées et se demandent si elles ne vont pas rentrer directement. Les parents d’Elena sont très inquiets, ils pensent qu’il risque d’y avoir d’autres attentats et enjoignent à leur fille de quitter le Maroc immédiatement. Elles n’allaient donc peut-être pas repasser par Tanger pour prendre l’avion comme prévu.