Petite compensation : le message finissait par je t’embrasse, je pense à toi. Ma poitrine s’est serrée en lisant ces mots.
C’était dimanche, je suis allé à la terrasse d’un café place de France ; tout le monde parlait de l’attentat, en pensant, sans doute, que nous avions nous aussi une chance d’exploser. Je me suis demandé si cet homme allongé mort à la terrasse du café avait senti quelque chose, s’il avait compris ce qui se passait avant que tout s’obscurcisse dans le tonnerre.
— C’est bien la première fois que je vois quelqu’un lire une Série Noire dans un café à Tanger.
La voix venait de derrière moi et elle parlait français. Je me suis retourné, un homme chauve d’une cinquantaine d’années me souriait.
— C’est amusant comme coïncidence, je collectionne les polars, il a ajouté.
J’ai cru un moment qu’il voulait me draguer ou m’acheter celui que j’avais dans les mains,
— C’est une de mes passions, j’ai expliqué. J’ai appris le français en les lisant.
Jean-François habitait Tanger depuis quelques mois ; il dirigeait une succursale d’une entreprise française installée dans la Zone Franche. La ville lui plaisait : si en plus il y avait un bouquiniste susceptible de le fournir en vieux romans policiers, il serait comblé.
Je lui ai donné l’adresse du libraire en lui expliquant que je n’étais pas sûr qu’il soit ouvert, mais si c’était le cas il y trouverait son bonheur. Il m’a remercié, puis il m’a demandé si je savais me servir d’un ordinateur. J’ai répondu bien sûr.
— Et tu tapes vite ?
— Bien sûr.
— Avec combien de doigts, deux ?
— Plutôt quatre.
Il m’a dit écoute, j’ai peut-être un boulot à te proposer. Mon entreprise travaille pour des maisons d’édition françaises. Nous numérisons une partie de leurs catalogues. On est toujours à la recherche d’étudiants qui sachent bien le français et aiment les livres.
Hier l’attentat, avant-hier Judit et aujourd’hui un job dans la Zone Franche. J’ai repensé à la première phrase de
— Quel âge as-tu ?
— Presque vingt ans, j’ai répondu.
— Tu fais plus.
— C’est les cheveux blancs.
Depuis quelques mois j’avais des traits blancs au-dessus des tempes. En même temps, si j’avais réellement paru plus âgé, il ne m’aurait pas posé la question ; il devait y avoir dans mon visage quelque chose d’enfantin encore, contredit par le regard et les traces blanches.
— Viens me voir au bureau lundi entre quatre et cinq, et on parlera.
Il m’a donné l’adresse avant de quitter le café. J’ai regardé
J’ignorais qu’il me restait juste quatre mois à passer ici ; je ne savais pas que bientôt je partirais pour l’Espagne, mais j’entrevoyais la force du Destin, la puissance de l’enchevêtrement des séries causales invisibles qu’on appelle Destin. En rentrant à la Diffusion, à la tombée de la nuit, le monde me paraissait en flammes ; le Maroc, la Tunisie, la Libye, la Syrie, la Grèce, l’Europe entière, tout brûlait ; tout ressemblait à ces images de Marrakech que la télévision diffusait en boucle, un café détruit, des chaises renversées, des cadavres. Et au milieu de tout cela, l’ahurissante ironie d’un amateur de polars qui m’offrait du travail sans même me connaître, juste parce qu’il avait vu que je lisais Manchette. Et Meryem. Et Judit. Et Bassam, avec sa trique. Et le pire, qui est toujours à venir.