Ma mère fut très bonne. Elle s’est toujours montrée bonne. Elle vint me chercher elle-même. Il faut dire aussi que ma pension coûtait cher : c’était, chaque semestre, un souci pour les miens. Si mes études avaient été meilleures, je ne crois pas qu’on m’eût retiré du collège, mais je n’y faisais rien, mes frères jugeaient que c’était de l’argent perdu. Il me semble qu’ils n’avaient pas complètement tort. L’aîné venait de se marier ; ç’avait été un surcroît de dépenses. Quand je rentrai à Woroïno, je vis qu’on m’avait relégué dans une aile éloignée, mais naturellement, je ne me plaignis pas. Ma mère insista pour que j’essayasse de manger ; elle voulut me servir elle-même ; elle me souriait de ce faible sourire qui paraissait toujours s’excuser de ne pouvoir faire davantage ; sa figure et ses mains me semblèrent usées comme sa robe, et je remarquai que ses doigts, dont j’admirais tant la finesse, commençaient d’être gâtés par le travail comme ceux d’une très pauvre femme. Je sentis bien que je l’avais un peu déçue, qu’elle avait espéré pour moi autre chose que l’avenir d’un musicien, probablement d’un musicien médiocre. Et cependant, elle était contente de me revoir. Je ne lui racontai pas mes tristesses du collège ; elles me paraissaient maintenant tout à fait imaginaires, comparées aux peines et aux efforts que la simple existence représentait pour ma famille ; c’était d’ailleurs un récit difficile. Il n’était pas jusqu’à mes frères pour qui je ne ressentisse une sorte de respect ; ils administraient ce qu’on nommait encore le domaine ; c’était plus que je ne faisais, que je ne ferais jamais ; je commençais vaguement à comprendre que cela avait son importance.
Vous pensez que mon retour fut triste ; au contraire, j’étais heureux. Je me sentais sauvé. Vous devinez probablement que c’était de moi-même que je me sentais sauvé. C’était un sentiment ridicule, d’autant plus que je l’ai éprouvé plusieurs fois par la suite, ce qui montre qu’il n’était jamais définitif. Mes années de collège n’avaient été qu’un interlude : je n’y songeais vraiment plus. Je ne m’étais pas encore détrompé de ma prétendue perfection ; j’étais satisfait de vivre selon l’idéal de moralité passive, un peu morne, que j’entendais prôner autour de moi ; je croyais que ce genre d’existence pouvait durer toujours. Je m’étais mis sérieusement au travail ; j’étais parvenu à remplir mes journées d’une musique si continue que les moments de silence me paraissaient de simples pauses. La musique ne facilite pas les pensées ; elle facilite seulement les rêves, et les rêves les plus vagues. Je semblais craindre tout ce qui pouvait me distraire de ceux-ci, ou peut-être les préciser. Je n’avais renoué aucune de mes amitiés d’enfance : lorsque les miens s’en allaient en visite, je priais qu’on me laissât. C’était une réaction contre la vie en commun imposée au collège ; c’était aussi une précaution, mais je la prenais sans me l’avouer à moi-même. Il passait dans notre région nombre de vagabonds tziganes ; quelques-uns sont de bons musiciens, et vous savez que cette race est quelquefois très belle. Jadis, lorsque j’étais beaucoup plus jeune, j’allais causer avec leurs enfants à travers les grilles du jardin, et, ne sachant que dire, je leur donnais des fleurs. Je ne sais pas si les fleurs les réjouissaient beaucoup. Mais, depuis mon retour, j’étais devenu raisonnable, et je ne sortais qu’au grand jour, lorsque la campagne était claire.
Je n’avais pas d’arrière-pensées ; je pensais le moins possible. Je me rappelle, avec un peu d’ironie, que je me félicitais d’être tout entier à l’étude. J’étais comme un fiévreux qui ne trouve pas son engourdissement désagréable, mais qui craint de bouger, parce que le moindre geste pourrait lui donner des frissons. C’était ce que j’appelais du calme. J’ai appris par la suite qu’il faut craindre ce calme, où l’on s’endort lorsqu’on est près des événements. On se croit tranquille, peut-être parce que quelque chose, à notre insu, s’est déjà décidé en nous.