Je vous épargne le récit des transgressions nouvelles, qui m’ôtèrent l’illusion de n’être qu’à demi coupable. Vous me reprocheriez de m’y complaire ; vous auriez peut-être raison. Je suis maintenant si loin de l’adolescent que j’étais, de ses idées, de ses souffrances, que je me penche vers lui avec une sorte d’amour ; j’ai envie de le plaindre, et presque de le consoler. Ce sentiment, Monique, me porte à réfléchir : je me demande si ce n’est pas le souvenir de notre jeunesse qui nous trouble devant celle des autres. J’étais effrayé de la facilité avec laquelle, moi, si timide, si lent d’esprit, j’arrivais à prévoir les complicités possibles ; je me reprochais, non pas tant mes fautes que la vulgarité des circonstances, comme s’il n’avait tenu qu’à moi de les choisir moins basses. Je n’avais pas l’apaisement de me croire irresponsable : je sentais bien que mes actes étaient volontaires, mais je ne les voulais qu’en les accomplissant. On eût dit que l’instinct, pour prendre possession de moi, attendait que la conscience s’en allât ou qu’elle fermât les yeux. J’obéissais tour à tour à deux volontés contraires, qui ne se heurtaient pas, puisqu’elles se succédaient. Quelquefois, pourtant, une occasion s’offrait, que je ne saisissais pas : j’étais timide. Ainsi, mes victoires sur moi-même n’étaient qu’une autre défaite ; nos défauts sont parfois les meilleurs adversaires que nous opposions à nos vices.
Je n’avais personne à qui demander un conseil. La première conséquence de penchants interdits est de nous murer en nous-mêmes : il faut se taire, ou n’en parler qu’à des complices. J’ai beaucoup souffert, dans mes efforts pour me vaincre, de ne pouvoir attendre ni encouragement ni pitié, ni même ce peu d’estime que mérite toute bonne volonté. Je n’avais jamais eu d’intimité avec mes frères ; ma mère, qui était pieuse et triste, avait sur moi des illusions touchantes ; elle m’en aurait voulu de lui ôter l’idée très pure, très douce, et un peu fade qu’elle se faisait de son enfant. Si j’avais osé me confesser aux miens, ce qu’ils m’eussent le moins pardonné, ç’aurait été, précisément, cette confession. J’aurais mis ces gens scrupuleux dans une situation difficile, que l’ignorance leur évitait ; j’aurais été surveillé, je n’aurais pas été aidé. Notre rôle, dans la vie de famille, est fixé une fois pour toutes, par rapport à celui des autres. On est le fils, le frère, le mari, que sais-je ? Ce rôle nous est particulier comme notre nom, l’état de santé qu’on nous suppose, et les égards qu’on doit ou ne doit pas nous montrer. Le reste n’a pas d’importance ; le reste, c’est notre vie. J’étais à table, ou bien dans un salon paisible ; j’avais des instants d’agonie, où je me figurais mourir ; je m’étonnais qu’on ne le vît pas. Il semble alors que l’espace entre nous et les nôtres devienne infranchissable : on se débat dans la solitude comme au centre d’un cristal. J’en venais à penser que ces gens étaient assez sages pour comprendre, ne pas intervenir et ne pas s’étonner. Cette hypothèse, si l’on y songe, pourrait peut-être expliquer Dieu. Mais, lorsqu’il s’agit des gens ordinaires, il est inutile de leur prêter de la sagesse ; il suffit de l’aveuglement.
Si vous pensez à ma vie familiale, que je vous ai décrite, vous devez comprendre que cette ambiance était morne comme un très long novembre. Il me semblait qu’une existence moins triste serait aussi plus pure ; je pensais, d’ailleurs, avec justesse, que rien ne pousse aux extravagances de l’instinct comme la régularité d’une vie trop raisonnable. Nous passâmes l’hiver à Presbourg. La santé d’une de mes sœurs rendait nécessaire le séjour dans une ville, et la proximité des médecins. Ma mère, qui faisait de son mieux pour contribuer à mon avenir, avait insisté pour que je prisse des leçons d’harmonie ; on disait autour de moi que j’avais fait de grands progrès. Il est certain que je travaillais comme travaillent ceux qui cherchent un refuge dans une occupation. Le musicien qui m’enseignait (c’était un homme assez médiocre, mais plein de bonne volonté) conseillait à ma mère de m’envoyer finir à l’étranger mon éducation musicale. Je savais que l’existence serait là-bas difficile ; pourtant, je désirais partir. Nous tenons par tant d’attaches aux lieux où nous avons vécu qu’il nous semble en les quittant plus facile de nous quitter.
Ma santé, qui s’était beaucoup raffermie, n’était plus un obstacle, seulement ma mère me trouvait trop jeune. Elle craignait peut-être les tentations où m’exposerait une vie plus libre ; elle se figurait, je suppose, que l’existence familiale m’en avait préservé. Beaucoup de parents sont ainsi. Elle comprenait bien qu’il m’était nécessaire de gagner un peu d’argent, mais elle pensait sans doute que je pouvais attendre. Je ne devinais pas, alors, le pathétique de son refus. J’ignorais qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.